Le covid nous a appris notre dépendance par rapport à des usines situées en Mongolie extérieure. La montée des populismes nous a montré les dégâts politiques de la désindustrialisation. Aujourd’hui, un consensus s’est créé autour de l’impératif de réindustrialisation. C’est une bonne nouvelle, après des décennies de négligence. L’idée est de recréer en France et en Europe des noyaux industriels résilients, affirmant notre place vis-vis de la Chine et de l’Amérique, tout en prenant à bras-le-corps l'urgence du climat et d’un rapport réinventé au monde vivant. Cela soulève deux questions. D’abord, l’articulation entre ces deux objectifs (souveraineté et écologie) est aujourd’hui peu claire. Ensuite, je crois qu’on regarde trop l’avenir de l’industrie avec les lunettes du passé. La réindustrialisation ne sera pas la reprise d’une trajectoire passée, malheureusement interrompue, mais un nouveau monde à inventer.
En France, depuis quelques années, les ouvertures d’usines sont plus nombreuses que les fermetures. En même temps, des problèmes persistants de compétitivité, de compétences, et surtout de cout de l’énergie, rendent les progrès fragiles. En cette fin de 2024, la situation européenne est même assez critique. Ces sujets d’actualité sont importants. Mais ils ne doivent pas occulter la réflexion sur ce que pourrait être, à moyen terme, l’industrie du futur.
Nous avons une vision beaucoup trop étroite de ce qu’est l’industrie, limitée aux usines et à la fabrication des objets. On nous a longtemps expliqué que cette fabrication allait être résiduelle dans nos pays développés. On a parlé, on parle encore, de société post-industrielle. Il faut oublier ce terme. Je prétends au contraire que nous entrons dans une société hyper-industrielle. Pourquoi ? Au moins trois grandes raisons.
D’abord, loin de tendre vers l’immatériel, notre économie est de plus vorace en ressources matérielles. L’urbanisation de la Chine a par exemple consommé en trois ans autant de ciment que les USA pendant un siècle ! Le numérique, loin d’être aérien et léger, a un impact énergétique et matériel de plus en plus lourd, qui va s’envoler encore avec l’IA. La France, qu’on dit désindustrialisée, fabrique de plus en plus d’objets, même si elle en importe encore davantage.
La deuxième raison est le constat d'une fusion croissante entre l'univers industriel, au sens traditionnel, le monde des services et celui du numérique. Oubliez ce que vous avez appris à l’école sur les secteurs primaires, secondaires, tertiaires : tous ces domaines sont aujourd’hui complétement imbriqués. Les emplois dits « industriels » ne sont plus que minoritairement dans les usines, ultra-automatisées, mais dans toutes sortes d’activités de conception, de maintenance, de commercialisation, de logistique, comptabilisés dans les services. Implanter des usines, comme les gigafactories de batteries dans le Nord, ne suffit pas si on ne développe pas aussi l’écosystème des services associés.
Le troisième changement, plus subtil et plus profond, est dans les modèles de création de valeur. L'économie des objets devient une économie des usages et des expériences. L'économie de la propriété des objets évolue vers une économie de l'accès aux services que peuvent rendre ces objets. Les industriels comprennent que leur avenir est de vendre des fonctionnalités d’usage, de garantir des performances, et pas seulement de vendre des objets. Prenons l’automobile. Comme le disait le patron d’un grand constructeur : la mobilité est un besoin essentiel, la voiture non ! Demain l’enjeu sera de répondre à des besoins complexes de mobilité, multimodes, en lien avec les transports collectifs, ou le vélo, et toutes sortes de nouveaux services comme la mobilité partagée. Cette nouvelle « industrie » de la mobilité aura de ce fait un rapport beaucoup plus organique avec les territoires.
C'est dans ce déplacement que se joue la bataille économique, mais aussi écologique : comment consommer moins d'objets, mais enrichir la vie et créer de la valeur sociale par de nouveaux services, de nouveaux liens entre les personnes, a priori beaucoup moins demandeurs d'énergie et de matière que l’économie de profusion matérielle qui nous enveloppe et nous étouffe.
Publié le mardi 15 octobre 2024 . 5 min. 38
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