Dans le théâtre organisationnel moderne, une scène se joue quotidiennement : celle de la déconnexion croissante entre siège social et terrain. Les statistiques sont révélatrices : à peine 16% des collaborateurs sur le terrain estiment avoir voix au chapitre, tandis que 13% seulement se sentent en phase avec leur siège social.
Cette déconnexion n'est pas anodine - elle est symptomatique d'un dysfonctionnement systémique.
Avez-vous déjà entendu ces phrases : « Au siège, ils ne comprennent rien à nos urgences » ou « Sur le terrain, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez » ? Ces remarques traduisent une réalité frappante : siège et terrain vivent dans deux mondes parallèles.
Les mots parlent d’eux-mêmes. Intéressons-nous à l’origine du mot « siège ». Il est dérivé du latin sedere, qui signifie « être assis ». Le siège est le lieu fixe où s’exerce l’autorité, le pouvoir, le lieu où les décisions administratives sont prises… comme Rome était le siège de l’Empire romain.
Mais ce concept du siège, statique par nature, contraste fortement avec la mobilité du terrain. Au sens figuré, le terrain représente non seulement les activités concrètes, mais aussi le lieu des opérations, à l’image des champs de bataille. Dans une entreprise, c’est là que tout se joue : face aux clients, aux imprévus, et sous la pression du quotidien.
Au cœur du problème se trouve une divergence dans la perception du temps. Le siège vit dans une temporalité stratégique, jonglant avec des horizons en années et en mois, pendant que le terrain affronte l'immédiateté des défis quotidiens. Cette dissonance temporelle crée un fossé qui s'élargit à mesure que les procédures s'alourdissent et que les décisions remontent inexorablement vers les plus hautes sphères.
L'image d'Épinal d'une entreprise où le siège définit harmonieusement la stratégie pendant que le terrain l'exécute docilement relève du mythe managérial. La réalité est plus complexe : les stratégies élaborées dans les tours de verre se heurtent régulièrement à l'imprévisibilité du réel, tandis que les équipes terrain s'épuisent à faire remonter les situations particulières dans un labyrinthe décisionnel kafkaïen.
Mais le plus paradoxal dans cette situation est peut-être notre vision déformée de la progression de carrière. L'expression « monter au siège » trahit un biais culturel tenace. N'est-il pas temps de renverser cette perspective ? L'innovation, la création de valeur - tout cela se joue sur le terrain, au contact direct des réalités du marché et des clients.
Les entreprises les plus innovantes l'ont compris : leur ADN ne réside pas dans leur siège social mais dans leurs centres de recherche et leurs filiales pionnières.
Il est temps de repenser notre conception de la « montée en grade ». La vraie progression ne serait-elle pas horizontale, vers plus d'impact direct sur le business ?
Pour réinventer nos organisations, commençons par valoriser différemment les parcours professionnels. Faisons du terrain non pas un tremplin vers le siège, mais une destination désirable en soi. Car c'est là, dans la confrontation directe avec les réalités du marché, que se forge une expertise précieuse et que se développent des compétences déterminantes pour l'avenir de nos entreprises.
La vraie disruption managériale ne serait-elle pas, finalement, de considérer que « descendre sur le terrain » constitue la plus belle des promotions ?
Publié le jeudi 30 janvier 2025 . 4 min. 33
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