Je voudrais vous parler aujourd’hui de la grande peur du remplacement qui n’a bien sûr rien à voir avec la peur du grand remplacement, même si l’une permet évidemment de mieux comprendre l’autre. L’unicité des individus est, au même titre que la dimension sacrée de la vie humaine, une sorte de vérité acceptée dont on ne questionne jamais les fondements. Comment en serait-il autrement dans une société qui valorise à ce point la reconnaissance et l’expression de la subjectivité ?
L’irremplaçabilité semble être le mot d’ordre d’une pensée dans l’air du temps qui considère que « nous ne sommes pas remplaçables (et que) l’État de droit n’est rien sans l’irremplaçabilité des individus ». Comme peut l’écrire une philosophe à la mode. Or, la question de la remplaçabilité se situe au carrefour de deux notions que l’on confond allègrement : l’individualisme et l’individuation. L’individualisme est un mécanisme historique et culturel qui fabrique un individu isolé, autocentré, mais pas véritablement autonome. À l’inverse, l’individuation est un processus de subjectivation sans fin par lequel nous nous ouvrons aux autres et devenons toujours plus singuliers. Et c’est justement la singularité qui est au fondement de l’idée que nous serions irremplaçables. La remplaçabilité commencerait en fait quand l’individu n’est plus susceptible de traduire son expérience vécue et donc sa singularité. L’un des paradoxes de notre époque est justement de glorifier en permanence l’individu tout en faisant porter sur lui la menace d’un possible remplacement. En faisant passer l’individualisme pour de l’individuation, on donne à chacun l’illusion d’une singularité qui n’est que chimérique. Cette angoisse du remplacement se manifeste évidemment dans le monde du travail et affecte au premier chef ceux qui sont au bas de l’échelle salariale. Mais à y regarder de plus près, on peut observer que cette hantise du remplacement touche en fait tous les niveaux salariaux. Quel associé d’un prestigieux cabinet de conseil ne s’est pas vu un jour reprocher de ne pas sacrifier suffisamment ses dimanches à son travail, au risque d’être remplacé par un plus jeune diplômé ? Cette rhétorique qui consiste à dire à un salarié que, s’il n’est pas satisfait de son sort, il y a des dizaines de candidats qui patientent au portillon est un grand classique de la gestion des ressources humaines. En fait nous serions tous remplaçables dans notre job, et ce d’autant plus dans le contexte de généralisation de la bullshit economy, qui rappelons-le, se caractérise justement par l’incapacité de nombreux salariés à expliquer la nature et l’utilité de leur travail. Nous connaissons la façon dont la remplaçabilité des ouvriers a été construite dès le début du XXème siècle pour les empêcher de monnayer leurs compétences en prétendant à de meilleurs salaires et une meilleure répartition du profit. La division du travail en micro-tâches insignifiantes a permis la séparation de l’exécution et de la compréhension du travail. Cette parcellarisation des tâches a rendu plus difficile le regroupement syndical, mais elle a surtout contribué à rendre les ouvriers consommables, pareils à des marchandises. Ce phénomène de remplaçabilité s’est aujourd’hui largement généralisé, si bien qu’il dépasse désormais la sphère économique pour affecter la façon dont nous vivons nos relations personnelles, amoureuses mais aussi notre sens de l’identité. Telle est en tous cas la thèse défendue par Husain dans un ouvrag au titre éloquent : Replace me. Remplace-moi.
Et que peut justement signifier vivre dans une société dans laquelle rien, ne serait-ce que notre position, ne peut être considéré comme évident ? Il ne s’agit plus seulement de penser une société liquide dans laquelle les identités sont mouvantes et évolutives, mais de considérer que nos priorités (la façon dont nous nous présentons, ce que nous mangeons, qui nous fréquentons) sont essentiellement guidées par la peur de ne plus être pertinent, d’être en quelque sorte sans intérêt, hors sujet.
Du coup, à force d’internaliser les contraintes environnementales et économiques, sommes-nous encore conscients de nos véritables désirs et motivations ? Telle est la question à laquelle nous devons répondre pour prétendre être irremplaçables.
Référence :
Amber Husain, Replace me, Peninsula Press, Limited, 2021
Publié le mercredi 2 février 2022 . 4 min. 46
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