Franchement, n’êtes-vous pas démoralisés par cette amoncellement de choses laides qui pullulent tel un virus rétif à tout vaccin ? Qu’il s’agisse des nouveaux abribus, des plots pour vélos, des sanisettes ou encore des légumes moches, nous sommes littéralement envahis par la laideur. Pourtant ce flirt incessant du capitalisme avec la laideur est contre intuitif. Souvenons-nous que le designer Raymond Loewi, fondateur de l’esthétique industrielle, expliquait dans son ouvrage La laideur se vend mal (publié en aux Etats Unis au milieu des années 50) l’importance de l’esthétique comme critère de choix des produits. Il s’agissait de rendre le monde plus harmonieux en designant des objets simples sachant conjuguer les vertus de l’utile et de l’agréable. L’esthétique industrielle s’inscrivait d’ailleurs dans un projet civilisationnel faisant de la beauté un horizon indépassable de l’existence humaine. Mais alors, pourquoi la laideur fascine-t-elle donc autant aujourd’hui ? Et surtout pourquoi fait-elle gagner autant d’argent à ces acteurs de la mode et du luxe qui considèrent la Jeff Kookoonisation de l’art comme une aventure providentielle ? Nonobstant le cynisme de ces criminels esthétiques, force est de constater que la laideur présente un certain nombre d’atouts propres à séduire des décideurs peu scrupuleux. Comme le montre judicieusement Emma Gaudu-Lemesle (étudiante à l’escp et à l’ifm) dans une très beau mémoire de recherche, la laideur est une valeur à la mode, tout simplement parce que la beauté ne l’est plus . En tous cas, la beauté n’est plus une valeur fondatrice et sacrée comme elle a pu l’être pendant l’antiquité et à la Renaissance. Dans une société liquide qui dynamite les référentiels stables et qui valorise l’inclusivité en dézinguant toute forme de hiérarchisation, la laideur offre une opportunité idéale pour s’affranchir des codes et des diktats. Car contrairement à la beauté qui peut être codée et même quantifiée (que l’on pense au nombre d’or des Anciens), la laideur est subjective et donc relative. Comme le rappelle Umberto Eco, « la laideur est imprévisible et offre une gamme infinie de possibilités. La beauté est finie. La laideur est infinie, comme Dieu ». L’esthétique de la laideur met à égalité les styles et toutes les formes de différence. La laideur n’est pas vraiment classifiable, si bien qu’on aurait du mal à parler d’un absolu du laid. Elle permet à chacun de se forger et de revendiquer un jugement de goût libre de toute contrainte. Il ne s’agit donc plus chercher le plaisir universel ou la satisfaction nécessaire dont parle Kant (inventeur de l’esthétique), mais de courir après une jouissance liée à la possibilité d’affirmer une subjectivité.
La laideur a donc une vertu émancipatrice qui s’oppose au consensus mou et lisse qui semble caractériser la beauté. C’est pour cette raison qu’elle devenue un outil de différenciation marketing. Non seulement elle permet de séduire un public en quête de divertissement davantage que d’absolu, mais surtout, elle est une arme imparable pour choquer et revendiquer une différence tant pour les consommateurs que pour les marques. La laideur produit des images et des objets dont la valeur économique ne dépend plus que de la valeur de choc. C’est pourquoi, la laideur physique semble devenue un pacte social qui permet à chacun de casser les codes à loisirs pour attiser la curiosité et la convoitise. Sans parler de la laideur morale d’un capitalisme qui fait fi en silence des principes de mesure, d’équité et de durabilité. Cette prime à la laideur est la forme ultime d’un cynisme marchand qui ne prend même plus la peine de se cacher. Et que l’irresponsabilité n’empêche nullement de parler de raison d’être à tous bouts de champs….
Publié le jeudi 4 février 2021 . 4 min. 30
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