Dans nos entreprises contemporaines, le chiffre est souvent érigé en arbitre suprême. KPI, ROI, croissance trimestrielle : tout semble régi par une dictature où seuls les indicateurs comptables font foi. Mais cette quête de performance chiffrée réduit souvent l’entreprise à une machine vouée à maximiser des ratios, au détriment d’autres enjeux. D’autant que le diktat du chiffre impose une lecture unidimensionnelle du réel. En réduisant la complexité du monde à des formules simplistes, il perpétue un système qui fragilise les organisations autant qu’il asphyxie les esprits.
Les Grecs ont, eux, misé sur le nombre. On connaît l’importance de la proportion dans leur représentation de la beauté. Celle-ci était soumis à des proportions idéales fondée notamment sur le primat du nombre d’or. Mais le nombre est aussi au fondement de la démocratie grecque comme viennent de le montrer deux hellénistes, Paulin Ismard et Arnaud Macé dans un ouvrage intitulé La Cité et le Nombre. Il y a plus de deux millénaires, Clisthène posait les bases de la démocratie athénienne en jouant non pas avec les chiffres, mais avec les nombres.
Clysthène n’invente pas de nouveaux espaces de délibération ou de participation mais se contente de brasser toute la population de l’Attique pour constituer de nouveaux groupes et sous-groupes d’organisation de la vie civique. Les règles qui président à ce mélange de grande ampleur ont un objectif : empêcher le retour de la tyrannie et de saper toute possibilité pour un seul individu de s’arroger le pouvoir. Clisthène casse les anciennes affiliations, affaiblit le clientélisme, en organisant la ville en tribus puis en donnant à chaque citoyen non plus le nom de son père – et donc de son sang – mais celui de sa tribu. De ce grand chambardement découle un nouveau régime politique soumise à une construction fondée sur des nombres » : trois régions, dix zones, trente groupes de « dèmes » (villages) répartis en dix tribus (au lieu de quatre), etc.
Cette révolution ne s’appuie pas sur des modèles idéaux, mais sur une maîtrise des mathématiques du quotidien, pratiques, familières, et terriblement efficaces. Une leçon que nos entreprises modernes, obsédées par le diktat du chiffre, auraient tout intérêt à méditer. Car là où le chiffre divise, le nombre fédère et organise. Clisthène a compris que la force d’une cité repose sur sa capacité à bâtir des collectifs fonctionnels et résilients. Ses réformes, bien qu’appuyées sur des calculs élémentaires – division, appariement, distribution –, reflètent une intuition profonde : la société est un organisme vivant, et son bon fonctionnement dépend de l’art de structurer les relations entre ses membres. Plutôt que de s’accrocher aux chiffres comme à des bouées de sauvetage, les entreprises pourraient réapprendre à jouer avec les nombres. Repenser leurs organisations non comme des systèmes productifs froids, mais comme des collectifs humains où priment l’échange, la coopération, et la complémentarité Cela ne veut pas dire renoncer aux indicateurs de performance, mais les replacer dans un cadre plus vaste, où l’humain, et non le résultat brut, est au centre. Les mathématiques vernaculaires, ces outils simples mais puissants que Clisthène a su mobiliser, pourraient inspirer des pratiques organisationnelles plus fécondes.
Contre le diktat économique du chiffre, faisons triompher la logique politique du nombre. C’est en recomposant les collectifs, en réinventant les relations humaines au sein des organisations, que nous pourrons espérer bâtir des entreprises véritablement performantes et durables.
Référence : Paulin Ismard et Arnaud Macé, La Cité et le Nombre. Clisthène d’Athènes, l’arithmétique et l’avènement de la démocratie », Les Belles Lettres, 2024.
Publié le vendredi 16 mai 2025 . 4 min. 07
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