Le cost-killing, c’est là une stratégie que connaissent tout ceux qui ont étudié les techniques de gestion. La réduction des coûts permet en effet, comme par enchantement, d’améliorer la rentabilité ; à ce titre elle fait partie des options souvent offertes pour une organisation de redresser ses comptes et donc d’offrir à ses parties prenantes une image plus rassurante. Pour l’économiste Raj Patel et l’historien Jason Moore, cette obsession pour la gestion des coûts constituerait l’unique recette du capitalisme dont la nature, pourrait-on dire, est de « mettre la nature au travail à moindre coût ».
Dans leur ouvrage, Comment notre monde est devenu cheap, ils désignent un processus continu de l’histoire moderne, appelé pour l’occasion Capitalocène. Ce mode de production s’est alors vu prendre le contrôle du vivant, avec pour objectif de le faire sans se soucier des conséquences, ou en tout cas, en reportant le souci des risques multiples à plus tard.
« Nous parlons de cheapisation » observent les deux auteurs, « pour désigner les processus par lesquels le capitalisme transmute la vie non monnayable en circuits de production et de consommation, dans lesquels ces relations ont le prix le plus bas possible. » Une stratégie d’ajournement continuel des dégâts, et ce dans l’attente de nouveaux profits à venir, qui s’est exercée dans de nombreux domaines : le soin des personnes, le travail, la nourriture ou l’énergie par exemple.
Et les auteurs de chercher les responsables de cette situation unique depuis les fonds baptismaux de notre modernité : or il ne fait aucun doute que c’est la philosophie qui est responsable, ou plutôt un philosophe, français de surcroît, un certain René Descartes. Il est celui, qui dans la première partie du XVIIème siècle, alors que les navires de commerce partent de Hollande son deuxième pays pour conquérir le monde, annonce une scission ontologique entre l’Homme et la Nature. « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » selon l’expression fameuse du discours de la méthode publié en 1637. Or pour Patel et Moore cet anthropocentrisme prescriptif, sorte d’impératif consumériste, constitue la méthode capitaliste visant à soumettre la Nature à nos besoins, et à son détriment. Le dualisme cartésien serait même « un énoncé normatif sur la meilleure façon d’organiser pouvoir et hiérarchie, Humanité et Nature, Homme et Femme, Colonisateur et Colonisés. » Cette mentalité serait celle ensuite qui fera de Christophe Colomb le premier capitaliste, lorsque celui-ci s’étonne et s’inquiète de ne pouvoir donner un prix à ses découvertes, qu’il s’agisse par exemple de nouveaux légumes ou de nouveaux fruits.
Or c’est moins sur l’aspect philosophique qu’historique que les auteurs se montrent convaincants, comme lorsqu’ils mettent en évidence que les grands tournants ont lieu, « non quand les gens meurent de faim, mais lorsque le « business as usual » ne fonctionne plus ». Autrement dit, c’est lorsque le retour sur investissement à court terme devient intenable que le système montre des signes d’épuisement définitif. Selon les auteurs, les manifestations contre le prix des carburants, sachant que le livre a été écrit bien avant l’épisode des gilets jaunes tels qu’il s’est développé en France notamment, peut logiquement faire penser à la révolte des paysans de 1525.
En conclusion de ce livre à la tonalité militante, les auteurs évoquent hélas trop rapidement une « écologie de la réparation » qui s’appuierait sur les valeurs de reconnaissance, de redistribution, de réimagination et de recréation. Toutes ces notions renvoyant à cette « histoire inquiète de l’humanité » qui donne le sous-titre à l’ouvrage.
En réalité, face à cette crainte de l’avenir, peut-être est-ce encore une autre interprétation de Descartes qui peut nous donne quelque espoir. Dans l’expression citée plus haut en effet, notez que le mot « comme » signifie précisément que nous ne sommes en rien possesseur de la nature et que nous ne devons pas nous comporter comme si nous l’étions. Aussi le sens du mot « maître » n’est pas celui qui exerce une domination mais celui qui connaît son art ; ce que Descartes nous conseille ici c’est à l’inverse de mieux connaître cette matière que constitue la Nature pour la respecter davantage.
Et pour cela, il faudrait comme il écrit un peu plus loin dans son Discours, « tâcher de se vaincre plutôt que la fortune, et changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ». En philosophie comme en économie, la pire des cheapisation serait peut-être finalement celle de la langue et du verbe.
Publié le lundi 10 décembre 2018 . 4 min. 35
D'APRÈS LE LIVRE :
Comment notre monde est devenu cheap : Une histoire inquiète de l'humanité
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