La conclusion du best seller mondial Homo Deus est très claire : dans le monde économique et politique à venir, la conscience sera optionnelle, tandis que l’intelligence deviendra quant à elle obligatoire. Chaque jour en effet nous accordons de plus en plus de prix à l’intelligence.
Or la question de savoir ce qu’elle signifie vraiment n’est pas la moindre des inquiétudes que ce propos péremptoire de Yuval Noah Harari nous invite à penser. Tout au long du XXème siècle cette question a été posée sans jamais vraiment trouver de réponse satisfaisante ; le « gène de l’intelligence » est introuvable, le QI tente de quantifier ce qui lui échappe, quant aux philosophes, Bergson en premier lieu, plus ils approfondissent le problème et plus c’est la bêtise humaine qu’ils finissent par investiguer. Notamment Jacques Derrida dans son dernier séminaire de 2003, la Bête et le souverain.
Parmi les philosophes contemporains toutefois, nul mieux que Catherine Malabou, qui a fait sa thèse avec Derrida justement, n’a tenté de comprendre comment notre connaissance scientifique du cerveau informe nos possibilités de savoir ce que « intelligence » signifie vraiment. Selon elle en effet, jumelant le biologique et le symbolique, le cerveau serait son lieu et celui de sa « plasticité naturelle ». Or ceci l’amène à deux considérations :
-la première consiste à faire le lien ici entre la plasticité du cerveau et le tournant épigénétique de l’intelligence, cette science qui étudie l’adaptation des gènes à l’environnement sans modification de notre ADN. Fini le déterminisme génétique, place à la plasticité neuronale : notre corps et notre cerveau répondent sans cesse à leur environnement et se transforment en conséquence sans avoir recours à une rectification du génome. Dans cette « biologie de l’interaction », ce n’est plus l’inné qui serait la source de l’acquis mais l’acquis qui influerait continument sur l’inné.
-le seconde considération est au cœur de son dernier livre, Métamorphoses de l’intelligence : que faire de leur cerveau bleu ?, paru aux Presses Universitaires de France, dans lequel elle remet en cause la frontière qu’elle avait cru devoir tracer dans le passé entre l’intelligence humaine et la « plasticité artificielle » des ordinateurs. Ainsi que tend à le montrer le projet Blue Brain qui se donne pour but de construire un cerveau synthétique sur le modèle architectural du cerveau humain, il se pourrait bien que nous soyons amenés, à la fin des fins, à devoir abolir la frontière entre les deux. A l’heure du machine learning, en bref la capacité des machines à apprendre de leurs erreurs et de gagner de cette manière en indépendance, c’est bien à son tour la révolution épigénétique de l’intelligence artificielle qui pointe à l’horizon.
Ce livre ouvre des perspectives fascinantes, mais pour la commodité je m’en tiendrai à deux d’entre elles :
-la relation homme/machine va être d’abord être amenée à subir de profondes mutations. Bientôt nos appareils électroniques s’adapteront à qui nous sommes. C’est d’ailleurs ce que font déjà les smartphones qui n’acceptent de fonctionner que s’ils discernent préalablement votre visage. Dans le film Her de Spike Jonze avec Joaquin Phoenix, si celui-ci s’attache éperdument à Samantha, un système d’exploitation révolutionnaire, c’est parce qu’elle est la parfaite simulation de l'amante qui anticipant ses moindres désirs, le connaissant mieux qu’il ne se connaît lui-même.
-la seconde perspective est également explorée par Catherine Malabou : lorsque deux œuvres artistiques, prenons Les chevaux de courses à Longchamp d’Edgar Degas, l’une est la parfaite réplique de l’autre au point qu’il est impossible de différencier l’une de l’autre, quelle différence cela fait que l’une soit originale, et l’autre une copie ? Sans doute aucune. Et comme le remarque notre auteur, ce point est d’autant plus troublant que nous sommes les premiers à simuler nos émotions dans la vie courante. Autrement dit, nous n’attendons pas d’observer le fonctionnement des robots pour nous conduire déjà comme eux.
C’est d’ailleurs là sans doute le
secret de l’intelligence: sa toujours possible métamorphose en effet, d’où le
titre de l’ouvrage. Or, comme le rappelle son auteur en conclusion : se
sont les sages de la Grèce antique qui finalement avaient mieux que quiconque
perçu le pouvoir propre de l’intelligence sous la figure de la Mètis : une
faculté d’adaptation sans cesse réitérée face aux vicissitudes de l’existence.
Une habileté à se jouer de l'imprévu, une ruse, consistant à se moquer habilement
des procédures de pensée ordinaires.
Publié le jeudi 12 septembre 2019 . 4 min. 31
D'APRÈS LE LIVRE :
Métamorphoses de l'intelligence / que faire de leur cerveau bleu ?
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