La médiarchie : information ou manipulation
Publié le mardi 29 mai 2018 . 4 min. 05
« Les médias ne nous informent pas, ils nous sensibilisent ». Voilà la thèse un peu simplifiée pour l’occasion, d’un texte d’Yves Citton, professeur à Paris 8 et spécialiste reconnu des sciences de l’information et de la communication, intitulé Médiarchie.
Avec ce terme, l’auteur désigne « le pouvoir premier, originaire, du medium entendu comme moyen de communication, sur ceux qui croient s’en servir au sein d’un milieu de perception qu’en réalité ce médium conditionne. » Autrement dit, les outils dont les organisations médiatiques se servent, croit-elles, pour nous informer et nous divertir, déterminent en fait les formes d’attention que nous leur réservons et in fine délimitent à notre insu ce qu’il importe, dans l’actualité, de savoir ou non. Avec ce concept de Médiarchie, l’auteur nous montre pourquoi nous avons moins que jamais la maîtrise de nos croyances et de nos aspirations. Page 324 il note que « les algorithmes de Google et Facebook régiss(ant) une si grande part de nos perceptions du monde, il est incomparablement plus problématique de ne pas avoir accès à leurs modes de fonctionnement que de ne pas être capable de soulever le capot d’une voiture. »
Le propos rejoint largement la grande tradition des théories critiques des médias où les noms d’Adorno, de Debord, de Chomsky ou encore de Bernard Stiegler, lequel est venu du reste sur ce plateau à plusieurs reprises pour y présenter ses thèses, viennent à l’esprit pour dénoncer les relations de pouvoir qui s’insèreraient dans nos usages médiatiques et qui nous empêchent d’accéder à la réalité, aussi bien politique que socio-économique.
Ici, l’originalité de la démarche est de faire la part belle à une sorte de synthèse de travaux scientifiques et de publications non-françaises, allemandes, italiennes ou anglaises traitant des médias, conçus ici comme le « milieu » dans lequel nous évoluons, nous agissons et nous pensons. Or, cette synthèse nous permet de porter un regard renouvelé sur les médias en général dont la caractéristique principale est, nous prévient Citton, de « produire des publics » (..) à partir de la « coalescence d’une communauté autour de vibrations, d’affections et de préoccupations partagées ».
Dans la dernière partie du texte, l’auteur se livre à plusieurs propositions, la plus radicale étant certainement celle de décerner aux big data le statut de « commun », en les considérant non plus comme la propriété de quelques multinationales américaines ou chinoises mais comme une ressource inaliénable à l’instar des idiomes ou des océans. La possible nationalisation de Facebook ou de Google, ou leur transformation en services publics, envisagée ici ou là, irait bien entendu dans ce sens.
Toutefois la proposition la plus marquante, dans le prolongement des travaux de Bernard Stiegler, demeure à mon sens la nécessité où nous sommes d’avoir un rapport « pharmacologique » à l’information : le pharmakon chez les Grecs c’est à la fois ce qui soigne, un remède, et alternativement ce qui meurtri, un poison. En bref, se méfier de « l’information vraie » (entre guillemets) : celle qui nous porte à croire que le serrage de main contraint de deux responsables politiques a plus de valeur que l’évolution, à l’ère de l’anthropocène, du Ph des océans ou de la quantité de nitrogène et de souffre circulant dans certains grandes villes du globe. Il convient de développer ainsi de nouvelles façons de consommer et de décrypter les automatismes et les injonctions maintenues de la parole médiatique. Pour cela nous sommes invités à considérer les médias certes comme des prothèses qui prolongent nos capacités mentales, comme des remèdes à nos insuffisances physiques et psychologiques, mais aussi comme des poisons susceptibles de nous rendre comme fascinés et dépendants. A l’heure des fausses nouvelles et de la postinterprétation, retenons le propos du grand Marshall McLuhan, le concepteur du « village global » : « une fois que nous avons cédé nos sens et nos systèmes nerveux aux manipulateurs privés prêts à profiter du bail qu’ils ont sur nos yeux, nos oreilles et nos nerfs » expliquait-il, « il ne nous reste vraiment aucun droit. »
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