Nombrification, quantophrénie, calculocratie… Nous n’en finissons plus d’inventer des mots nouveaux pour décrire l’importance de plus en plus grande des nombres dans notre société et dans nos entreprises. La gouvernance par les nombres semble ne plus avoir de limites, puisque les Etats eux-mêmes se lient aujourd’hui par le moyen d’accords qui concernent en premier lieu les taux de déficits publics.
Or cette montée en puissance du nombre trouve dans le surcroît de données informatiques en circulation un formidable relais amplificateur. Si l’on regarde le dernier classement des dix métiers d’avenir, selon la méthode proposée par le site américain carrercast.com, la moitié de ces professions sont directement concernées par les chiffres : statisticien, analyste informatique, scientifique spécialisé dans le traitement des données, mathématicien et développeur informatique. Parmi les forts en math, seuls les traders, bientôt remplacés par des algorithmes, semblent être les grands perdants de cette évolution.
Une histoire de la valeur des nombres
Dans son dernier essai, Quand le monde s’est fait nombre, le mathématicien et philosophe Olivier Rey nous invite à découvrir comment le nombre est en venu à compter à ce point. Ce spécialiste des "équations aux dérivées partielles non linéaires" et de la pensée d’Ivan Illich, deux domaines du savoir à vrai dire fort éloignés l’un de l’autre, montre comment la quantification et la science statistique ont pris une part de plus en plus importante dans le domaine de la décision politique et économique.
Il affirme notamment que cette évolution ne s’est pas faite en un jour. Pour les peuples d’Amazonie, notamment les Pirahas, on nous apprend qu’il ne paraissait pas nécessaire de compter au-delà de deux. Pour les Munduruku, une ethnie amazonienne, il n’était guère question de compter au-delà de cinq. Ensuite commençait alors, je cite, "la règle du beaucoup". C’est en fait seulement à la suite du XVIIème siècle, quand la séparation entre les lettres et les sciences n’existait pas encore, que se développe notamment le domaine et l’histoire de la statistique, dont l’auteur nous fait la description.
Or, contrairement à ce qu’on pouvait attendre d’un philosophe, Rey se veut en maints endroits un défenseur de la cause de ce procédé. Il cite par exemple Fénelon qui, dans les Directions pour la conscience d’un roi, pose cette question définitive : "Que dira-t-on d’un berger qui ne saurait pas le nombre de son troupeau ?". Il considère en effet que la prise de décision rend toujours nécessaire l’accès aux chiffres et que cette démarche est finalement adaptée à qui prétend vouloir gouverner le monde.
Les chiffres sont nécessaires, pas sacrés
Néanmoins, il ne manque pas une occasion de porter un regard ironique sur l’usage abusif des chiffres. Il mentionne par exemple le dramaturge Eugène Labiche, lorsque celui-ci ironise sur la mode de la statistique au XIXème siècle : "la statistique, madame, est une science moderne et positive" déclare l’un de ses personnages, secrétaire d’une hypothétique Société de statistique de Vierzon. "Elle met en lumière les faits les plus obscurs. Ainsi, dernièrement, grâce à des recherches laborieuses, nous sommes arrivés à connaître le nombre exact de veuves qui ont passé sur le Pont Neuf pendant le cours de l’année 1860".
A certains égards donc, ce livre tente de limiter la portée du nombre. Certes la "réalité des chiffres" n’est pas exactement la réalité, et leur prétendue "vérité", au regard de ce que nous ressentons en nous-mêmes, est souvent inutile et vaine. Mais d’un autre point de vue, il nous réconcilie avec sa nécessité, car "c’est (précisément) le respect de la singularité de chacun qui oblige à s’en tenir à ce qui se mesure".
On retrouve ici un élément de sagesse discuté par nos plus grands philosophes, Montaigne et Pascal en premier lieu. La loi du nombre est une force, qui vient au secours de notre faiblesse lorsqu’il s’agit de trancher les affaires humaines. Mais devant cette force, inopérante à dire qui nous sommes, impuissante à exprimer ce que nous vivons et ce que nous expérimentons, il nous revient de ne pas participer trop vite, ni trop souvent, à sa dangereuse sacralisation.
Publié le mercredi 12 septembre 2018 . 4 min. 05
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