En dehors des milieux économiques, on imagine volontiers que les études managériales restent avant toutes choses au service de la machine industrielle, et non un lieu de mise à distance critique. Il est très probable pourtant que se soit le contraire qui soit vrai: le management, comme pratique, comme apprentissage ou comme intérêt de recherche scientifique se veut résolument un lieu de réflexion critique pour tenter de renouveler la pratique, l’apprentissage et la recherche en gestion. Dans un sens qui peut être celui de l’efficacité, de la justesse ou de la justice.
C’est à ce dernier point que se consacrent notamment les critical management studies, qui se sont développées dans le monde entier depuis le début des années 90, et qui s’appuient notamment sur des philosophes tels Michel Foucault ou Jacques Derrida pour explorer les limites et les apories des techniques classiques de gestion. Et dénoncer quelques-unes de absurdités et des injustices de la vie organisationnelle qui en résultent.
Au fond, critiquer en gestion cela signifie pratiquement révéler les conditions concrètes des opérations de gestion, la duplicité ou l’incohérence de certains discours, les processus de domination qui sont à l’œuvre, l’absence de sensibilité éthique et politique des prétendues « bonnes pratiques » et des outils technologiques à la mode. Il s’agit tout simplement de mettre à jour se qui se passe vraiment dans les organisations, sans se contenter des écrans de fumée confectionnés parfois à l’aide de la palette langagière, assez pauvre, du management.
Mais ne serait-il pas temps de retourner la critique contre elle-même ? De s’étonner de voir ce discours s’institutionnaliser comme ceux finalement qu’elle prétend combattre ? Ne s’est-il pas développé dans cette école de pensée une manière d’être qui consiste à opposer un non systématique qui expliquerait qu’aujourd’hui critiquer signifie en réalité critiquer négativement ? En bref, la pensée critique ne serait-elle pas devenue dans les sciences humaines et sociales, il existe pareillement les critical legal studies en droit par exemple, une manière un peu trop confortable d’affirmer plutôt que de douter, d’excommunier plus que de partager, bref de juger le monde plutôt que de tenter de le transformer ? C’est le sens d’un important texte de Bruno Latour publié dans la revue Critical Inquiry justement, non-traduit mais que vous pouvez consulter ligne, qui posait déjà la question : « Why has critique run out of stream ? ». Pourquoi, au fond, la critique n’a-t-elle plus rien à dire, si ce n’est déconstruire un monde, économique, social et environnemental, qui ne demande aujourd’hui qu’à être reconstruit ? C’est dans le sens de cette mise au point théorique qu’une dizaine de philosophes se sont réunis sous la direction der Laurent de Sutter afin de proposer une alternative qu’ils appellent Postcritique et qui donne son titre à l’ouvrage collectif que je vous présente aujourd’hui.
Dans cet ouvrage il n’est pas question de critiquer la critique dans la forme d’une spirale négative et sans fin, mais de tenter de se placer à ses côtés, ou derrière elle, afin de lui redonner sa puissance active et affirmative. Page 76 l’un des contributeurs Dorian Astor d’évoquer l’Amor fati chez Nietzsche, « cette philosophie qui ne cesse de dire oui après chaque non, derrière chaque non. » Ni l’agressivité, ni la certitude, ni l’arrogance de la critique, mais la « bonté gracieuse et amoureuse propre au perspectivisme postcritique » écrit-il encore (p. 87). Penser non plus contre mais pour, à la manière proposée par Pacôme Thiellement, autre plume de ce collectif, qui met en évidence que critiquer a trop longtemps voulu dire ne pas aimer, isoler, classifier, cataloguer, et à la fin des fins, juger. Les critiques explique-t-il, « passent moins de temps à aimer ce qu’ils aiment qu’à ne pas aimer ce qu’ils n’aiment pas. » (p. 24). Or ce temps qu’ils y passent ils pourraient tout aussi bien le dépenser à s’interroger davantage sur les soubassements de leurs attirances, plutôt que sur les raisons de leurs colères ou de leurs ressentiments.
Au final, qu’est-ce que tout cela peut-il bien signifier en management ? Eh bien il s’agit finalement non pas d’opposer un discours présomptueux, ou même méprisant en réponse à la novlangue managériale qui s’avère parfois vide de sens en effet, ainsi que le fait déjà l’école critique, mais plutôt comme le propose De Sutter lui-même, tenter de « narrer au lieu de juger » et d’ « accepter la faiblesse au lieu de prétendre à la force » (p. 233).
En empruntant une autre de ses formulations nous pourrions reprendre à l’endroit du management ce qu’il dit lui-même concernant le droit : avant de critiquer le management il faut accepter l’idée qu’il y ait, et ce depuis la nuit des temps, et que cette réalité managériale ne doit être confondue ni avec la politique, ni avec l’économie, pas plus qu’avec avec la sociologie, fût-elle une sociologie des organisations. Il y a du management et ce management « n’est rien d’autre que ce qu’on en fait ».
Avantage donc aux praticiens du postmanagement, éclairés par une philosophie plus soucieuse d’influence transformative et créative que de conformisme critique.
Réf : Postcritique. Sous la direction de Laurent de Sutter. Collection perspectives critiques. PUF. 2019.
Publié le lundi 20 janvier 2020 . 4 min. 45
D'APRÈS LE LIVRE :
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