Imaginons un instant que nous ne soyons en fait que des êtres animés programmés par des ordinateurs provenant d’une société autrement plus avancée que la nôtre. Comme dans Westworld, cette série de HBO, le monde ne serait qu’un parc d’attraction rempli d’androïdes, que nous serions nous-mêmes, pour le plaisir d’ordinateurs et autres calculatrices dont nous serions trop inintelligents pour comprendre les projets.
Cette expérience de pensée, c’est celle que nous propose le philosophe allemand Gabriel Markus dans son essai Pourquoi la pensée humaine est inégalable, paru aux éditions Jean-Claude Latès. Une expérience qui nous n’avons guère de raison de moquer puisque même un Prix Nobel de Physique, l’astrophysicien et cosmologiste américain George Fitzgerald Smoot, la considère en effet comme tout à fait envisageable.
Comme le titre cependant l’indique, il n’y a selon l’auteur aucune raison de croire à une telle mise en scène pour la raison que l’intelligence artificielle, faible ou forte, reste et restera de toute éternité un artefact, une création de l’intelligence humaine. Or pour ce jeune philosophe, connu pour avoir été en 2009 le plus jeune titulaire d’une chaire de philosophie en Allemagne, l’intelligence humaine ne serait pas qu’en mesure de proposer des solutions à des problèmes abstraits qu’un programme informatique pourrait également résoudre. Elle saurait également poser des questions qui ont un rapport avec notre existence même, des questions concrètes, existentielles, qui ne concernent pas nos machines. En bref, explique-t-il, « nous ne savons pas construire des machines qui sont plus intelligentes que les règles auxquelles nous les avons soumises ». Tout se passant comme si, pour employer une expression Houellebecqienne utilisée par l’auteur, « l’IA se rapportait à l’IH (l’intelligence humaine) comme la carte au territoire. » Eh oui, les machines ne sont guidées que par des procédures de calcul plus ou moins élaborées, et n’ont ainsi aucune autonomie véritable. Elles sont autrement dit inaptes à se donner leur propre loi de fonctionnement.
Et Gabriel d’observer également que, même si se sont curieusement les travaux du philosophe Frege qui ont rendu possible la mutation numérique, du fait de la révolution qu’ils ont produite sur le plan de la logique, il n’empêche que c’est encore un philosophe, Ludwig Wittgenstein, qui nous rappelle que la phrase « je rêve peut-être » n’a strictement aucun sens. Car si je rêve en effet, alors les mots que j’utilise n’ont plus la même signification que celui des mots que j’emploie dans la vie de tous les jours. Et dans ce cas, ces paroles n’ont plus du tout le même sens que celui que l’on est supposé leur prêter dans le flux de la vie consciente.
Nous devrions donc cesser de nous faire peur sans raison, cesser de nous demander par exemple si le boss ou le nouveau stagiaire sont des répliquants. Nous devrions nous interroger plutôt sur ce qui est parfaitement avéré : à commencer par les problèmes éthiques continus que soulève le fonctionnement des machines. « Les ordinateurs ne règlent pas nos problèmes moraux, ils ont même tendance à les aggraver » explique Gabriel, « parce que pour fabriquer des smartphones nous exploitons des terres rares dans des pays pauvres et pour maintenir notre réalité numérique nous utilisons du plastique pour notre hardware et gaspillons d’invraisemblables quantités d’énergie. » Il ajoute que les solutions logicielles développées à l’Ouest des Etats-Unis, présentées comme métaphysiquement neutres, sont en fait téléguidées par un système de valeurs libertariennes qui est propre à quelques transhumanistes californiens.
Il y a également tout lieu, nous intime l’auteur, de nous interroger sur ce qu’il appelle les « dommages collatéraux de la numérisation » comme le piratage endémique, les troubles de déficit de l’attention chez les plus jeunes, la surveillance sociale généralisé en Chine, ou les « fermes à liens » qui permettent à peu de frais de construire artificiellement une base de fans sur internet.
En conclusion, c’est moins le temps de la vengeance des androïdes de Westworld dont nous devons nous préoccuper, que de « reconquérir le sens de la pensée » selon les termes du Nouveau réalisme dont Gabriel se fait le champion. Une reconquête qui ne peut passer que par notre système sensoriel biologique, en particulier la capacité que nous avons de nous sentir nous-mêmes, sentiment d’auto-affection auquel nos machines sont quant à elles parfaitement insensibles.
Réf.
Gabriel, Markus (2018), Pourquoi la pensée humaine est inégalable, la philosophie met au défi l’intelligence artificielle, traduit de l’allemand par Georges Sturm, JC Lattès, Paris.
Publié le jeudi 05 septembre 2019 . 4 min. 19
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