Lors de son intervention du 13 Avril dernier, Emmanuel Macron a utilisé l’expression « d’ébranlement intime et collectif ». Certes la secousse en effet n’aura échappé à personne, et son caractère collectif, d’imbrication à tous les niveaux de la vie sociale, encore moins.
Non, ce qui étonne c’est davantage la référence au registre de l’intimité : d’abord parce qu’on se demande bien ce qu’un personnage public, fût-il le mieux renseigné, à d’important à nous dire sur le caractère intime de nos existences, qui par définition lui échappe. Mais aussi parce rien ne paraît plus saugrenu qu’évoquer la question de l’intime à la télévision : l’intimité est supposée en effet avoir disparue de nos vies hyperconnectées, tracées, enregistrées, du fait même de passer le plus clair de notre temps sur écran. Par exemple à écouter le Président de la République qui parle, puisque nous étions 38 millions de français à le faire ce soir-là.
De fait, nous nous croyons sans cesse mobilisés par des interactions multiples avec des entités humaines ou non-humaines que nous subissons à chaque instant, de telle sorte qu’échapper à l'intrusion du regard d’autrui semble être une cime quasi-inatteignable. En particulier dans une période de confinement, où la réduction du nombre de mètres carrés par personne dans chaque foyer s’ajoute pour rendre la vie intime tout à fait impossible. Tout autant que la non-transmission du virus si l’un des membres du foyer en est porteur.
Au fond, la période qui a précédé l’advenue du Covid19 avait déjà redéfini la séparation usuelle entre vie privée et vie publique. Moteur de l’économie numérique, les données à caractère personnelles et leur manipulation pour des motifs lucratifs transforment en réalité notre propre culture. Identité personnelle et collective, propriété intellectuelle et espace public perdent leurs frontières traditionnelles et héritent de nouvelles. Précisons également que lorsque nous participons aux échanges qui ont lieu par le biais de médias sociaux par exemple, ce que nous y exposons est bien plutôt de l’ordre de « l’extimité », comme le suggère le psychiatre Serge Tisseron, c’est-à-dire une version dégradée, incertaine et ambiguë de notre intimité. Au point que révéler sans cesse son extimité devient peut-être le meilleur moyen de perdre tout contact avec sa propre intimité.
Or, dans le domaine de la décision économique et politique, qui intéresse en premier lieu les auditrices et auditeurs de Xerfi Canal, quoi de plus préoccupant que cela ? Ecouter sa voix intérieure, son daemon comme disait les Grecs anciens, savoir se regarder tel que l’on est, d’avoir un rapport critique à soi, sans autre médiateur ou médecin que soi-même, n’est-ce pas le plus sûr moyen d’éviter les décisions hâtives, les influences néfastes et les discours creux ? Sans espace privé pas d’intime conviction, pas de rapport à soi, par d’epimeleia heautou pour le dire en Grec, que Socrate considérait comme le préalable nécessaire à toute prise de responsabilité dans la cité. Il adressait cette remarque au bel Alcibiade, le plus doué des jeunes athéniens, incapable hélas d’avoir le souci de lui-même.
On peut donc finalement supposer que cet « ébranlement intime » dont parle le chef de l’Etat serait finalement une bonne occasion adressée aux managers de s’interroger sur le rapport qu’ils entretiennent à eux-mêmes, à leurs propres engagements, à leur manière d’être aussi. Cette retraite un peu forcée leur permettra-t-elle de retrouver leur daemon pour mieux gérer et se gérer ? Si oui, et si l’on suit Socrate, il faudrait alors s’attendre à une mue considérable dans les modes d’organisation du futur. Un management soucieux du souci que les autres ont d’eux-mêmes grâce à une confrontation contradictoire, et renouvelée à l’heure du Covid 19, avec soi.
Bref, s’il s’agit de déclarer une guerre contre le virus, souhaitons que cet affrontement sans merci s’achève aussi en victoire pour la préservation coûte que coûte du territoire de l’intime.
Publié le vendredi 29 mai 2020 . 4 min. 10
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