Les dépendances sur le lieu de travail sont un sujet de préoccupation majeure pour la santé des salariés : dépendances liées à la surconsommation d’alcool ou de téléphonie mobile. Mais aussi dépendance comportementale pathologique à l’égard du chef par exemple, dont on n’attend une reconnaissance qui ne vient pas ajoutant ainsi à la pathologie primitive, ou le fameux workaholism, qui désigne selon l’INRS « un investissement excessif d’un sujet dans son travail et une négligence de sa vie extraprofessionnelle ».
Si ces addictions sont problématiques, ce n’est pas que pour des questions de santé, mais parce qu’elles menacent notre liberté, notre intégrité et notre identité. A cause d’elles, nous ne serions plus tout à fait la personne que nous croyions être. Notre autonomie est atteinte en ce que nous devenons tout simplement esclaves de nos assuétudes. Notez que le latin ad-distus, à l’origine du mot addiction, signifie « être dit par » (p. 22). Or cela fait référence à l’esclave qui est celui qui « est dit » par quelqu’un d’autre que lui-même. Notez également que cette sorte d’esclavage s’est progressivement étendue à la société toute entière : que dire de l’endettement déraisonnable de l’Etat, par exemple, qui risque de lui fait perdre sa souveraineté et son indépendance ? Du reste, addictus, en latin cela veut dire être « esclave pour une dette. »
Or c’est dans un texte publié sous le titre « Vertige de la dépendance » que la philosophe Nathalie Sarthou-lajus, rédactrice en chef adjointe de la revue Etudes, suggère paradoxalement de donner une seconde chance à la dépendance. D’abord en constatant qu’elle fait partie de la condition humaine, qu’on ne peut pas ne pas être dépendant de quelque chose ou de quelqu’un, ne serait-ce que dans les périodes de l’enfance et de la vieillesse. Mais aussi et surtout en essayant de rompre avec une vision miséreuse de la dépendance, et en montrer les aspects moins pathologiques, et mois déshonorants.
De fait, remarquons qu’il ne faudrait pas être philosophe, mais plutôt marketer, pour affirmer que l’addiction est précisément ce que nous recherchons le plus souvent dans une relation. « Etre accro » à un produit, une paire de basket ou un smartphone, augmente le plaisir de se les procurer au moment où une nouvelle version arrive sur le marché. La dépendance est un vertige dont un emploi modéré peut être source de contentement.
L’auteur note néanmoins (p. 54) qu’il « ne faut pas sous-estimer les altérations neurobiologiques créées par le produit ou l’activité sources d’addiction, qui rendent en effet difficile le retour à l’état antérieur ». Autrement dit, nulle dépendance n’est tout à fait anodine. Il est toutefois possible d’en faire une expérience « pharmacologique » c’est-à-dire une expérience où le poison se constitue aussi comme remède, où la toxicité associée à une expérience, que l’auteure qualifie « d’heureuse », puisse nous permette dans le même temps de grandir. Comme par exemple éprouver une perte de soi qui soit aussi l’instant d’une redécouverte de notre attachement à autrui. De nos dépendances finalement nous ne guérissons jamais vraiment, mais peut-être pouvons-nous en faire bon usage. Comme l’écrit l’auteur (p. 167) citant Gilles Deleuze : « Etre un peu alcoolique, un peu fou, un peu suicidaire, un peu guérillero, juste assez pour allonger la fêlure, mais pas trop pour ne pas l’approfondir irrémédiablement. »
Au final c’est à une autre ivresse que nous invite ce texte, « entre avidité et abstinence », entre vie sans intensité et vie placée sous le signe des excès et des accoutumances. Aux écrans. A la vitesse. Aux achats compulsifs. Nous sommes tous un peu comme les chanteurs du groupe Feu Chatterton qui annoncent dans leur dernier album vouloir changer le monde mais qui se demandent dans le même temps, en buvant des Spritz, dubitatifs : « Que savons-nous faire de nos mains ? » Zéro répondent-ils, tant ils sont dépendants du système, du wifi et du Bluetooth qui soudainement se mettent à dysfonctionner. Au fond, cette chanson, nommée monde nouveau, nous rappelle utilement que nous sommes toujours dépendants d’un système dans la stricte mesure où l’on ne sait plus rien faire par soi-même. Mais, grâce à ce texte, nous savons aussi combien l’expérience d’une dépendance assumée peut apporter à notre humanité : la convivialité, l’amitié et la confiance ne sont souvent possibles qu’à ce prix.
Publié le mercredi 08 décembre 2021 . 4 min. 04
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