Et si pour publier à l’international dans les meilleures revues scientifiques de sciences humaines, il valait mieux connaître quelques classiques bien de chez nous ?
Quand on découvre des classements d’impact, comme celui proposé par Thomson Reuters, la question mérite d’être posée. Ainsi, dès 2007, Foucault, Bourdieu et Derrida étaient classés respectivement aux trois troisièmes place des auteurs de sciences humaines les plus cités au monde, toutes catégories confondues. Quant à Gilles Deleuze, il figurait lui à la 12ème. Et Bruno Latour, seul autour vivant parmi ceux qui viennent d’être cités, il apparaissait en dixième position.
On ne prétendra évidemment pas faire l’exégèse des oeuvres respectives des auteurs référencés, on en serait bien incapable. Si l’on mentionne ce fait, c’est simplement pour souligner quelques paradoxes :
- Ce n’est pas sans humour que de tels classements « classent » des auteurs dont l’ensemble de l’oeuvre critique a consisté précisément à dévoiler voire à dénoncer, les logiques de… classement. On est à l’apogée du paradoxe pour un auteur comme Michel Foucault : il n’a eu de cesse de dévoiler les rôles des techniques et des dispositifs qui classent pour organiser la mise en discipline des corps comme des âmes : l’hôpital, l’école, la prison… l’église. Ou encore la science elle-même avec « les mots et les choses » !
- Second paradoxe : l’industrie mondiale du publish or perish ne jure que par les publications dans les revues anglo-saxonnes pour juger de la performance d’un chercheur, d’un laboratoire, d’une grande école ou d’une université. Dans le même temps, les chercheurs qui dominent les classements d’impact ne sont donc cités que pour des ouvrages écrits d’abord dans leur langue maternelle !
- Enfin, on n’ose imaginer ce qu’aurait été l’attitude des auteurs si, dès leur entrée dans la carrière, il avait été exigé d’eux qu’ils publient leur « misère du monde » ou leur « l’anti-oedipe - capitalisme et Schizophrénie » dans des formats conformes aux attentes des reviewers des revues les mieux classées…Ou plutôt, on l’imagine trop bien !
Quels enseignements tirer de ces paradoxes ? On en voit au moins trois.
- Le premier : on invitera tous les chercheurs, jeunes et moins jeunes, à relire évidemment ces auteurs. Pas parce qu’ils publieront mieux ou moins bien après. Simplement parce que leur esprit scientifique, que Gestion Bachelard définissait comme l’art de « construire le problème » ne pourra en sortir que mieux aguerri ! Ainsi, à l’instar d’un Foucault comment la prison s’est imposée comme dispositif de redressement alors qu’elle n’a jamais démontré d’autre capacité véritable que de transformer de petits délinquants en grands, voilà bien un bel apprentissage quant à ce que signifie poser un problème scientifique susceptible d’intéresser le grand nombre !
- Le second enseignement, c’est que mobiliser les travaux de ces auteurs reste la meilleure arme pour se prémunir des dynamiques de rivalité voire de déraison mimétiques que véhiculent des classements comme celui de Thomson Reuters. Ainsi, y aurait-il eu une crise financière en 2007-2008 sans des agences de ranking pour légitimer les crédits titrisés ? Pas si sûr…
- Enfin, puisque toute relation avec la bulle économique dans le monde de la recherche ne saurait être que pure coïncidence, un troisième enseignement pour finir sur une note positive : avec Foucault, avec Bourdieu, avec Derrida, avec Deleuze, c’est d’abord une certaine exception française qui est ainsi célébrée : celle du courage de l’anti-conformisme, tant on oublie combien les travaux ont pu, en leur temps, d’abord, choquer avant d’être ainsi célébrés post mortem.
Innover, dans les affaires comme en recherche, suppose d’abord de franchir les lignes jaunes que dressent les institutions telles qu’elles ont pu s’établir. Et on se réjouit que l’avenir s’annonce rayonnant pour un Pierre Desproges, désormais étudié et enseigné rue d’Ulm, en attendant que le partenariat entre Jean Touitou d’APC et Kanye West ne s’impose à la Harvard Business School.
Publié le jeudi 11 septembre 2014 . 4 min. 39
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de Jean-Philippe Denis
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