Pour décrypter les business models nés de la transition numérique, managers et consultants doivent abandonner leur approche traditionnelle et se doter de nouveaux outils d’analyse. Le cloud computing, les smartphones ou l'internet des objets bouleversent en effet les règles du jeu et modifient la manière de créer ou de capturer la valeur. Et si les entreprises ont jusqu’ici fondé leur avantage concurrentiel sur des ressources rares et difficiles à imiter, les entreprises numériques, elles, peuvent maintenant utiliser des ressources gratuites et quasi-illimitées. Pensez à Airbnb qui utilise le logement des particuliers, à Ouicar, spécialiste de la location de voiture entre particuliers ou encore à TripAdvisor qui s’appuie sur l’avis des consommateurs. Une situation inédite et difficile à comprendre avec les outils d’analyse traditionnels de la stratégie dont la plupart ont été forgés avant les années 90…
Le modèle VISOR apparaît ainsi comme une première tentative de représentation schématique d’un modèle d’affaires d’une entreprise numérique. Il est le fruit de travaux menés par deux professeurs à la Marshall School of Business de l'Université de Californie du Sud, Omar El Sawy et Francis Pereira. Ces travaux ont été réalisés dans le cadre d’un programme international de recherche porté par la fondation du CIGREF, le Club informatique des grandes entreprises françaises.
Le nom VISOR est en réalité un moyen mnémotechnique permettant de se remémorer facilement les cinq grandes dimensions d’un modèle d’affaires numérique : proposition de Valeur, Interface, plateforme de Services, modèle d’Organisation, modèle de Revenus.
Pour comprendre comment utiliser cet outil, et vous démontrer au passage son apport en comparaison des approches plus traditionnelles, je vais m’appuyer sur un cas très concret analysé par les experts de Precepta : il s’agit de Indeed.
Indeed, c’est un peu le Google de la recherche d’emploi en ligne. Né aux États-Unis en novembre 2004, Indeed est arrivé en France en 2008. Par sa simplicité, son apparente exhaustivité et sa gratuité, il a su faire la différence par rapport aux offres concurrentes. Il est même devenu l’un des métamoteurs de recherche d’emplois les plus connus de l’Hexagone, leader d’audience sur le marché français des annonces d’emplois en ligne, devant l’Apec, Monster ou Cadremploi. Il est maintenant disponible dans plus de 50 pays et en près d’une trentaine de langues.
Reprenons les cinq dimensions du modèle VISOR et appliquons-les à l’analyse du modèle d’affaires d’Indeed.
D’un point de vue théorique, la proposition de valeur correspond à l’offre de l’entreprise étudiée et se caractérise par une cible commerciale, l’attractivité de cette cible, sa complémentarité avec d’autres produits ou services, ainsi que sa dimension communautaire. Cette dimension révèle finalement le degré d’originalité de l’offre, mais aussi sa valorisation par le client et, par conséquent, sa propension à payer. Pour Indeed, la proposition de valeur initiale consiste à aspirer, pour mieux les agréger sur son site, un maximum d’annonces publiées sur Internet, par les recruteurs eux-mêmes ou par des sites spécialisés. En d’autres termes, il met en relation employeurs et demandeurs d’emploi et vise l’exhaustivité en matière de référencement des offres.
L’interface apparaît comme une dimension cruciale à l’ère du numérique et des applications mobiles. Elle a trait au ressenti du client face à l’usage du service numérique. Et elle doit être pensée pour être accessible, performante et agréable à l’usage. On aura compris que c’est à ce niveau que se situe la principale différence par rapport aux modélisations classiques de business models. Dans notre exemple, Indeed, à l’instar de Google, s’est volontairement écarté de l’esthétique de bien des sites d’emplois traditionnels, comme Monster par exemple, en faisant le choix de la simplicité et de la sobriété.
La plateforme de services concerne l’ensemble des produits et services supports qui viennent renforcer la proposition de valeur. C’est ici que l’on retrouve l’architecture du site web ou d’une appli mobile, mais aussi sa compatibilité avec les différents environnements numériques (tels Windows, iOS ou Android), la politique d’accès-utilisateurs et celle concernant l’acquisition de contenu. Déjà méta-moteur de recherche très performant grâce à un système de filtres efficace, Indeed est en train d’opérer une mutation vers le modèle de la recommandation. Fort d’une masse colossale de données recueillies tant auprès des offreurs que des demandeurs d’emplois, il développe un algorithme qui soit en mesure de suggérer automatiquement quelques candidats en fonction des profils recherchés par les recruteurs.
Le modèle d’organisation désigne les choix organisationnels effectués par l’entreprise pour exercer son activité. Il renvoie donc à la question des ressources et compétences, certaines étant contrôlées en interne, d’autres empruntées à des partenaires. Et on le comprend : c’est là que se détermine pour une large part la structure de coûts de l’entreprise numérique. Indeed, lui, base sa performance sur son moteur de recherche, et demain, peut-être, sur son algorithme de recommandation. De fait, la direction informatique constitue de loin son premier centre de coûts, même si Indeed a parfois aussi recours à l’Open Innovation. L’entreprise a aussi accéléré sur le front de l’acquisition d’audience, ce qui entraîne une hausse des coûts marketing et commerciaux.
5e et dernière dimension : le modèle de revenus. À travers cet axe, l’entreprise détermine à la fois, pour chacune de ses offres, les modalités d’accès et les tarifs appliqués. Il faut en effet rappeler ici que plusieurs propositions de valeur peuvent cohabiter au sein d’une même entreprise : soit un seul et même service est vendu à deux cibles clientèles selon deux modalités différentes, soit l’entreprise propose au moins deux services, chacun faisant l’objet d’autant de modèles de revenus distincts. L’accès à Indeed a toujours été gratuit pour les recruteurs comme pour les demandeurs d’emploi. Ses revenus provenaient alors essentiellement de liens sponsorisés permettant aux recruteurs de faire remonter leurs annonces dans le classement. Aujourd’hui, l’entreprise facture ses services au recruteur au clic généré par l’annonce, mais également au recrutement effectif réalisé via sa plateforme. Enfin, Indeed a lancé en juin 2016 en France son offre « Prime » qui consiste à offrir des services d’accompagnement des recruteurs dans leur process de recrutement. Ici, c’est le modèle de facturation à l’usage qui prédomine.
Je voudrais pour terminer formuler trois remarques suite à la schématisation du modèle d’affaires d’une entreprise numérique grâce au modèle VISOR.
• Primo, les choix opérés par l’entreprise sur les composantes « modèle d’Organisation » et « modèle de Revenus » conditionnent naturellement les flux de trésorerie et la rentabilité de l’entreprise.
• Secundo, cette approche peut être utilisée soit pour décrire un business model numérique, comme l’avons fait ici, soit dans le cadre d’une analyse prospective en anticipant les changements qui peuvent intervenir au niveau des 5 grandes dimensions. Pour Indeed, on l’a vu, son modèle de revenus se focalise de plus en plus sur la cible des recruteurs. Le site se métamorphose peu à peu en un outil de gestion des talents pour les directions RH des grands groupes. Dans ce cadre, on peut imaginer que les ressources et les compétences dont il a besoin pour transformer son modèle de revenus vont changer. Son environnement concurrentiel risque aussi de se transformer.
• Tertio : chacune des cinq dimensions du modèle VISOR sont interdépendantes. Toute altération de l’un des éléments a donc un impact sur tout le modèle d’affaires. Changer votre modèle de revenus, et il vous faudra redéfinir la promesse de valeur, l’interface, la plateforme de services et l’organisation. Et naturellement, votre niveau de rentabilité ne sera plus le même.
Publié le mardi 17 janvier 2017 . 9 min. 04
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