Les matrices stratégiques, ces diagrammes élégants et colorés qui ornent les présentations PowerPoint de managers et consultants, sont-elles vraiment des outils pertinents et efficaces pour comprendre la vie des affaires ? Avec le mirage de leur simplicité, on peut se demander si elles ne sont pas qu’une forme de packaging attrayant, davantage destiné à séduire qu’à réellement analyser.
Les matrices stratégiques jouissent d’une popularité irrésistible dans les salles de conseil d’administration. L’une des plus célèbres, la matrice BCG, introduite par Bruce Henderson en 1970, repose sur deux axes simples : croissance du marché et part de marché relative. Mais ce modèle réduit des situations complexes à une simplification binaire. C’est une opinion que partage Matthew Stewart dans The Management Myth (publié en 2009) : « les consultants de McKinsey et du BCG ont popularisé des outils qui, sous couvert de rigueur analytique, masquent souvent des simplifications grossières. » Richard Rumelt, dans Good Strategy Bad Strategy (publié en 2011), va plus loin en dénonçant ces matrices comme des « tentatives de transformer la complexité en schémas simples, souvent au détriment de la compréhension réelle des enjeux. »
De même, prenons la matrice SWOT (en français, Forces, Faiblesses, Opportunités, Menaces), souvent utilisée dans les diagnostics stratégiques. Cet outil promet une vue d’ensemble limpide, mais transforme souvent une analyse profonde en une série de cases à cocher. Comme l’affirmait le regretté Michel Volle dans L'intelligence iconomique, « réduire une entreprise à quatre cases revient à ignorer les dynamiques internes, les interactions entre les parties prenantes et les incertitudes extérieures. » Oui, les entreprises opèrent dans un environnement flou et incertain, bien loin des grilles ordonnées des matrices stratégiques.
Michael Porter a lui aussi contribué à cette simplification avec ses célèbres « cinq forces » et la matrice générique des stratégies concurrentielles. Bien que ces modèles aient formalisé le raisonnement stratégique, ils souffrent des mêmes défauts que les matrices BCG et McKinsey : une réduction excessive de la complexité à des cases prédéfinies. Les cadres de Porter, bien qu'ils offrent une structure apparente, peuvent souvent en effet conduire à une rigidité conceptuelle, empêchant les entreprises de répondre de manière flexible aux dynamiques imprévisibles du marché.
Mais il y a aussi le piège de l’évidence rétrospective. Les consultants utilisent en effet souvent les matrices pour justifier une stratégie déjà choisie, plutôt que pour la déterminer. Une fois le succès ou l’échec consommé, on peut aisément projeter la réalité passée dans les cases ordonnées d’un diagramme. Comme le dit ironiquement Nassim Nicholas Taleb dans Le Cygne Noir (de 2007), « tout paraît toujours évident… une fois que l’événement est arrivé. » Les matrices stratégiques souffrent donc du même biais que la plupart des modèles analytiques : elles sont rétrospectivement exactes, mais prospectivement trompeuses.
Finalement, les matrices sont plus des outils de communication et de séduction que de véritable réflexion. Le vrai enjeu est de dépasser ces schémas pour embrasser la complexité, la dynamique et l’incertitude du monde des affaires, sans s’enfermer dans des cases qui, en réalité, ne reflètent que très rarement la nature du problème.
Publié le lundi 9 septembre 2024 . 3 min. 59
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