La mort du stratège est-elle une fatalité algorithmique ? À force de privilégier la collecte insatiable d’informations et d’exploiter des algorithmes toujours plus sophistiqués, nombre de dirigeants seraient devenus des gestionnaires de données, incapables de prendre du recul et de formuler une vraie orientation stratégique. L'excès d’information est-il en train de tuer la prise de décision humaine ?
Avec la myopie algorithmique, l’information devient un carcan. On nous a vendu le big data comme la clé d’une prise de décision éclairée, comme un outil permettant de voir plus clair dans le futur. Pourtant, à force d’accumuler des montagnes de données, les entreprises se noient dans une myriade de détails insignifiants, perdant ainsi toute capacité à distinguer l’essentiel. Comme le soulignait Herbert Simon, prix Nobel d'économie, « une richesse d’informations crée une pauvreté d’attention ». Le flot ininterrompu de data dilue la capacité de concentration et disperse les efforts, empêchant les décideurs de dégager une vision stratégique claire.
Le piège des algorithmes prédictifs, c’est qu’ils sont sans aucune imagination. Certes, ces algorithmes sont censés nous aider à prévoir l’avenir. Pourtant, ils se fondent exclusivement sur les données passées pour extrapoler des tendances, sans même tenir compte des incidents de parcours. Ce manque d’imagination devient un obstacle à la perception et l’innovation. Comme le soulignait le philosophe et mathématicien Nassim Nicholas Taleb dans Le Cygne Noir, l’imprévisibilité et l’incertitude sont au cœur de l’innovation véritable. Les algorithmes, dans leur rigidité mécanique, nous empêchent de penser « hors des clous » et restreignent notre capacité à envisager l’impensable.
Nombre de managers et dirigeants sont ainsi devenus esclaves de la data…et paresseux dans leur jugement. Ils semblent avoir troqué leur intuition pour une confiance aveugle dans les chiffres. Selon le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, l’excès de données a un effet pervers : « plus les gens ont accès à des informations, moins ils se fient à leur intuition ». En se soumettant à l’objectivité froide des données, les stratèges ont abdiqué leur plus grande force : la capacité à voir au-delà des chiffres, à discerner des opportunités dans des espaces encore vierges.
Alors, la vision stratégique est-elle une espèce en voie d’extinction ? Le vrai danger ne réside pas dans la data elle-même, mais dans la manière dont elle est utilisée. Au lieu de se laisser guider par l’information, les stratèges doivent retrouver leur capacité à s’élever au-dessus des chiffres pour formuler des visions audacieuses, et leur capacité à imaginer des futurs inattendus. La data est un outil, pas une finalité. On ne peut donc que s’inquiéter des ravages que risque de provoquer une mise en œuvre sans discernement de l’intelligence artificielle par une élite peu créative diplômée des meilleures écoles et universités.
Publié le lundi 07 octobre 2024 . 3 min. 30
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