L’obstination est souvent perçue comme une vertu. Pourtant, la persévérance est parfois une illusion, et la capacité à abandonner une idée, un projet ou un marché au bon moment est l’un des actes les plus difficiles, mais aussi potentiellement des plus puissants d’un point de vue stratégique. En effet, loin d’être un signe de faiblesse, l’abandon réfléchi est une force de celle ou celui qui choisit d’abord de se mettre dans une posture d’exploration de l’inconnu plutôt que de surexploiter les recettes connues.
Le premier défi à relever est de détecter les signes précurseurs de l’échec. Les indicateurs de performance qui stagnent, les résistances internes répétées ou encore la perte de motivation des équipes sont autant de signaux qui annoncent qu’il est temps de s’arrêter. Ignorer ces signes revient à s’enliser dans un projet condamné, où les ressources précieuses sont gaspillées au nom de la persévérance. On ne compte plus les exemples célèbres d’entreprises, incapables d’abandonner leur marché historique, qui ont manqué des virages majeurs, comme celui du numérique.
Savoir abandonner ne signifie pas renoncer à la première difficulté. Cela suppose une évaluation lucide des objectifs, des ressources engagées et des résultats. L’optimisme peut en effet toujours se transformer en piège du déni, cachant ce qu’André Orléan appelle « l’aveuglement au désastre ». Du point de vue stratégique, c’est le pragmatisme qui doit reprendre le dessus. Le risque est sinon celui de l’« escalade de l’engagement », théorisé par Barry Staw dans un célébrissime article de The Academy of Management Review. La recherche a en effet montré avec beaucoup de constance que plus une entreprise a investi dans un projet, plus elle est réticente à l’abandonner, même en cas d'évidence d’échec.
Quitter une idée ou un marché au bon moment exige du courage. Cela demande de se confronter à l’évidence avec humilité et d’accepter que la vision initiale était erronée. Ce courage managérial se reflète dans l’exemple de Reed Hastings, co-fondateur et PDG de Netflix, qui a cédé les rênes de l’entreprise en janvier 2023 à Ted Sarandos et Greg Peters. Hastings a su reconnaître qu’il était temps de passer la main après avoir dirigé Netflix pendant plus de 25 ans, ce qui montre que l’art du leadership est aussi celui de savoir abandonner au bon moment pour laisser place à l’avenir.
L’art de l’abandon n’est donc pas l’art de l’échec, mais celui de la réorientation. C’est la capacité à comprendre que toute ressource investie dans une mauvaise direction est un coût d’opportunité qui empêche d’avancer dans d’autres directions. En sachant quitter au bon moment, le dirigeant ouvre la voie à l’innovation, à la croissance et à d’autres manières d’envisager l’avenir et la pérennité de l’entreprise. Comme Steve Jobs l’a si bien résumé dans son discours à Stanford : « Se souvenir que nous allons tous mourir un jour ou l’autre est la meilleure façon d’éviter le piège de penser que nous pourrions avoir quelque chose à perdre. Nous sommes déjà nus. »
Références
Jobs, S. (2005) ; Discours aux étudiants de Stanford. URL : https://www.lepoint.fr/high-tech-internet/document-le-discours-testament-de-steve-jobs-a-stanford-en-2005--12-09-2017-2156241_47.php#11
Orléan, A. (2009). De l’euphorie à la panique : penser la crise financière. Editions de la rue d’Ulm. https://presses.ens.psl.eu/collections_1_cepremap_de-l-euphorie-a-la-panique-penser-la-crise-financiere_978-2-7288-0423-0.html
Staw, B. M. (1981). The Escalation of Commitment to a Course of Action. The Academy of Management Review, 6(4), 577–587. https://doi.org/10.2307/257636 URL : https://www.jstor.org/stable/257636
Publié le lundi 21 octobre 2024 . 4 min. 18
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