"Une seule voie de chemin de fer. Deux trains qui roulent à des vitesses différentes. Le risque de collision est évident. L’inquiétude gagne tout au long de la ligne. Comment actionner les bons aiguillages et guider les deux convois vers les quais de la gare centrale ? Quinze ans après l’entrée dans le nouveau siècle, l’entreprise a cessé d’être le pivot d’une communauté unitaire où chacun se définit en fonction de critères simplistes comme la taille – petite, moyenne ou grande - la capacité à produire de la richesse ou le degré de soumission à l’actionnaire. Sous l’effet de forces centrifuges d’une puissance inédite – concurrence planétaire, révolution numérique, retournement des mœurs - l’entreprise s’est mise à diverger selon deux modèles d’apparence irréconciliables. D’un côté le train de l’élite performante, favorite des classements, plébiscitée sur les campus. De l’autre, le train des modestes, des « sous-traitants » par destin, des free-lances par nécessité et des innovateurs sans carnets d’adresse.
Le premier train regroupe les bons élèves de la création de valeur. Une sélection étroite d’entreprises qui soignent leur bilan, verrouillent leurs parts de marché, recrutent les meilleurs et gèrent sans état d’âme le lien distancié avec les salariés. Des entreprises conduites par des managers pragmatiques à qui on reproche d’être trop financiers sous le prétexte qu’ils ont un subtil entendement des logiques de capital. Chaque époque a sa mode et ses stars. Celles du moment sont les « Silicon Sultans » de Californie, acteurs et arbitres de la reconstruction des métiers transformés par le numérique. Mais les dirigeants d’entreprises performantes ont une préoccupation plus pressante : l’offensive des fonds activistes sur les géants de Wall Street. Introduits par la ruse ou par la force au cœur des grandes entreprises cotées, les fonds sont les nouveaux docteurs de la loi du business. Ils dictent la norme. Une norme qui s’impose par ricochet à tous les passagers du train de l’excellence.
Changement d’atmosphère radical dans le train bondé du Tiers Etat de l’entreprise. Un attelage de circonstance qui réunit toutes les variantes du système et de l’anti-système. Un ensemble baroque d’anciens vaincus et de futurs vainqueurs. Rebond entrepreneurial des victimes de coupes sauvages dans les effectifs de cadres de l’ère fordiste. Auto-mobilisation des auxiliaires « plug-and-play » de « l’ère Uber ». Prospection de marchés non structurés par des innovateurs indépendants. Identification plus ou moins convaincante de nouvelles chaînes de valeur. Expériences plus ou moins réussies d’économie collaborative. Ici, tout est fragile, désordonné mais vivant.
La séparation des deux mondes de l’entreprise est transitoire. Elle prélude à la remise à plat du modèle de croissance hérité des deux siècles précédents. Elle est dangereuse. Il ne faudrait pas qu’en se prolongeant elle enferme les uns dans leur arrogance et entraîne les autres dans la désespérance. Le plus grave serait l’avènement trop rapide d’oligopoles sur les marchés ouverts de l’avenir. Alfred Chandler résumait à sa manière les cent années qui suivirent la Guerre de Sécession « 10 ans de compétition, 90 ans d’oligopoles ». Une seule certitude : en Asie comme en Occident, les jeunes générations ne supporteraient pas que l’Histoire se répète."
Publié le jeudi 8 octobre 2015 . 4 min. 02
Les dernières vidéos
Recherche en gestion
Les dernières vidéos
de Jacques Barraux
LES + RÉCENTES
LES INCONTOURNABLES