
Imaginez une entreprise qui, dès ses débuts, défie les normes établies et suscite les controverses… mais aussi la curiosité. Une organisation qui, en opérant aux marges de la légalité, dans les « zones grises », parvient à se faire un nom et à transformer des obstacles institutionnels en opportunités de croissance. Cette entreprise, c’est l’organisation pirate théorisée par Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne dans leur ouvrage « The Pirate Organization ». L'article "Comment les organisations pirates construisent-elles leur légitimité ? Le cas de la start-up Heetch" de Maxime Massey, Sylvain Bureau et Philippe Naccache, publié dans la Revue française de gestion, prolonge les analyses.
L’article met en lumière deux idées essentielles : la trajectoire de légitimation d'une organisation pirate et l'intérêt de la piraterie comme positionnement stratégique pour amorcer la croissance d'une organisation. Ces concepts, illustrés par le cas de la plateforme Heetch, sont d'une pertinence particulière pour ceux qui cherchent à innover sur des marchés établis.
Massey, Bureau et Naccache mettent en évidence une trajectoire de légitimation structurée en trois phases : pragmatisme clandestin, activisme subversif et radicalisme tempéré.
Dans la première phase, Heetch a opté pour une stratégie discrète, opérant aux marges de la légalité et en évitant la visibilité médiatique et étatique. En se concentrant sur des partenariats locaux et en s'appuyant sur le bouche-à-oreille, Heetch a réussi à bâtir une base solide d'utilisateurs, principalement des jeunes recherchant des solutions de transport nocturne abordables. Cette approche a permis à Heetch de répondre aux besoins immédiats de sa communauté, renforçant ainsi sa légitimité par un pragmatisme clandestin.
La deuxième phase, caractérisée par l'activisme subversif, s'est déroulée sous une pression institutionnelle accrue. Heetch a refusé de se soumettre aux interdictions et a affronté directement l'État et les acteurs établis, notamment les taxis. Cette confrontation a généré une couverture médiatique importante, bien que souvent négative. Heetch a alors utilisé des campagnes publicitaires créatives et mobilisé sa communauté en ligne pour défendre son modèle économique. Cette stratégie de confrontation a permis à l'entreprise de gagner en visibilité et en soutien public, consolidant ainsi sa légitimité médiatique.
Enfin, la phase de radicalisme tempéré a vu Heetch ajuster son modèle pour se conformer aux régulations tout en continuant à militer pour des changements législatifs. Après sa condamnation en 2017, Heetch a relancé ses activités avec des chauffeurs professionnels et a finalement abandonné son service de covoiturage entre particuliers. En adoptant une stratégie plus tempérée, combinant respect de la loi et lobbying pour faire évoluer le cadre réglementaire, Heetch a obtenu une légitimité réglementaire tout en maintenant ses autres formes de légitimité. Cette approche a permis à Heetch de devenir la première plateforme de VTC à obtenir le statut de "société à mission".
Cette trajectoire de légitimation n’est pas spécifique au cas Heetch. On se souvient ainsi comment, dans le domaine des radios libres, Skyrock a procédé selon une logique très proche. Fondée en 1986 par Pierre Bellanger, Skyrock est née de l'esprit des radios pirates des années 80, qui défiaient le monopole d'État sur les ondes radiophoniques. À ses débuts, Skyrock se concentrait sur le rock et le hard rock, avant de basculer dans les années 90 vers un format rap et hip-hop pour s'adapter aux goûts de la nouvelle génération urbaine. Son aura s’est également développée au prix de controverses et de scandales liés aux paroles prononcées sur ses ondes. Mais c’est aussi grâce à une stratégie de conquête de légitimité que Skyrock a pu résister à une tentative de prise de contrôle par mobilisation des artistes et des auditeurs.
Un autre exemple pertinent est celui de Musicast, un distributeur de musique indépendant fondé en 1999. En adoptant des méthodes de distribution non conventionnelles et en se concentrant sur des artistes émergents souvent ignorés par les grands labels, Musicast a pu se tailler une niche dans l'industrie musicale. Musicast a ainsi contribué à la popularité de nombreux artistes indépendants tels JUL, PNL ou LUNATIC, en développant une approche "pirate" et en imposant un modèle de succès discret mais impactant : alors que les normes établies dans le secteur étaient qu’un artiste ne percevait généralement que quelques pour cent des revenus qu’il générait, Musicast a permis le développement de logiques d’auto-production avec des reversements de royalties de plus de 60 % aux artistes. Cela a permis à des artistes comme JUL ou PNL de dominer les charts, confirmant le succès de ce modèle.
En conclusion, ce que démontre ce papier de la Revue française de gestion, c’est que la piraterie peut être une stratégie efficace pour amorcer la croissance d'une organisation. En opérant dans un flou juridique et en exploitant un déficit de légitimité réglementaire, une organisation pirate peut rapidement se développer et attirer l'attention. Le bouche-à-oreille et l'économie du partage ont joué un rôle déterminant dans cette phase initiale pour Heetch, permettant une croissance rapide avant de se confronter aux régulations établies. Ainsi, les défis réglementaires peuvent être transformés en opportunités stratégiques pour l'innovation et l'expansion.
Pour les décideurs d'entreprises, cette étude offre un cadre théorique précieux pour comprendre comment les organisations pirates peuvent évoluer entre pragmatisme, subversion et modération pour construire leur légitimité et croître. Heetch, Skyrock et Musicast illustrent parfaitement comment une entreprise peut transformer des obstacles institutionnels en leviers de croissance stratégique.
Publié le mardi 24 septembre 2024 . 5 min. 12
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