"Les réseaux sociaux donnent le droit de parler à des légions d’imbéciles qui, jusque là, ne parlaient qu’au bar après un verre de vin, sans causer de dommage à la collectivité. On les faisait taire aussitôt, alors que désormais ils ont le même droit à la parole qu’un prix Nobel. C’est l’invasion des imbéciles."
Un an avant sa mort, le grand intellectuel italien Umberto Eco faisait cette déclaration intempestive à un parterre de journalistes, un jour de remise de décoration académique. Or, cette razzia de la part des imbéciles sur le temps de parole, cette imbécillité de masse rendue inéluctable du fait des médias sociaux, donne le ton de cet essai. J’ai déjà eu l’occasion de parler de son auteur, Maurizio Ferraris, concernant la relation que nous entretenons avec nos portables.
"L'imbécilité est le propre de la modernité"
Il s’attaque cette fois à un problème, non pas de contenant mais de contenu, à savoir l’imbécilisme, ce "fardeau de la civilisation", c’est-à-dire cette forme d’inintelligence qui donnerait à l’homme sa principale caractéristique. Etymologiquement, imbécile veut dire "privé de bâton", c’est-à-dire privé d’aides, privé d’outils : l’homme en son état natif, originel.
Ferraris abonde en effet pour donner finalement raison à Eco en ajoutant que les médias sociaux permettent non seulement de propager l’imbécilité mais encore de la révéler : pour cela il prend l’exemple d’Yves Leterme, un homme politique belge, se trompant d’hymne national, chantant la Marseillaise plutôt que la Brabançonne ainsi que révélée sur Youtube, mais sans que cela ne change en aucune manière le résultat de l’élection puisque le candidat devint un an plus tard Premier Ministre en Belgique.
"L’imbécillité", explique alors Ferraris, "est le propre de la modernité parce qu’avec les potentialités offertes par le monde moderne le stupide se révèle mieux qu’à toute époque plus recueillie et plus silencieuse". Notez que notre auteur, qui est philosophe de son état, ne ménage pas les membres de sa profession qui en prennent eux-aussi pour leur grade. Tel Wittgenstein, qui sélectionnait ses étudiants à l’entrée de son séminaire à Cambridge selon des manières de videur de boîte de nuit (Toi, oui ! Toi, non !). Ou lorsqu’il rappelle que Kant essayait d’effacer de sa mémoire un majordome qu’il appréciait, mais dont il avait dû se séparer craignant qu’il soit déloyal, à l’aide d’un mot noté par lui-même sur sa table de travail "Oublier Lampe", du nom de ce monsieur.
L'imbécilité participe du dynamisme de la vie humaine
Les plus grands esprits n’échapperaient donc pas à la dialectique de l’imbécilisme. Ni Napoléon, ni même Socrate, lui qui pensait que l’ignorance était à l’origine du mal. Or, si nous répétons les mêmes erreurs, ce n’est pas par ignorance ou par faiblesse de la volonté, c’est tout simplement parce que nous sommes en premier lieu des imbéciles. Dans le monde des entreprises, cela signifie ceci : "quoique nous fassions, nous ferons des erreurs", et nous les ferons machinalement, sans y réfléchir, par habitude, parfois en les répétant même à l’infini.
Mais d’où peut alors venir notre rédemption ? Faudrait-il par exemple pratiquer le renforcement neuronal comme semblent le conseiller les spécialistes de l’intelligence artificielle ?
Ce n’est pas la voie choisie par notre auteur, que je soupçonne de s’attendrir devant ce qu’il décrit. "Reconnaissons ainsi que découvrir que le Lider Maximo est un imbécile peut parfois avoir des effets plus émancipateurs qu’une révolution", écrit Ferraris. La naïveté, par exemple d’entreprendre, notre candeur, face à la possibilité de changer le monde, tout cela participe du dynamisme de la vie humaine en général et des organisations en particulier.
Il y a même jusque dans nos faiblesses reconnues comme telles, de notre simplicité d’esprit comme celle décrite par Dostoïevski dans L’Idiot, une noblesse qui parfois dépasse les petits calculs des plus malins d’entre nous. Car enfin nous sommes tous des demi-sots. Et il est moins inquiétant d’en prendre conscience que de feindre de l’ignorer.
Publié le jeudi 15 mars 2018 . 3 min. 51
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