De quoi parle-t-on exactement quand on évoque les "inégalités", grand sujet économique du moment ? Il faut sans doute faire un détour par la sociologie pour le comprendre. En effet, la focale est généralement mise sur les inégalités de richesse. Certes, celles-ci repartent à la hausse – notamment en raison du gonflement des patrimoines, au niveau mondial comme au niveau français, même si nous restons un pays relativement égalitaire par rapport aux autres.
Or, comme le souligne le sociologue François Dubet dans son livre "Le temps des passions tristes" (Ed.Seuil), ce mouvement dissimule en réalité une tendance à la démultiplication des formes que prennent ces inégalités. La sortie du régime de classe, accélérée notamment par la destandardisation du parcours de vie traditionnel études, travail, mariage, a crée de nouvelles lignes de clivages. Dans la société a émergé des familles monoparentales ou encore des surdiplômés précraires. Dans l'entreprise, c'est la cohabitation des CDI, intérimaires et prestataires indépendants. Dans le vocabulaire du sociologue, c'est l'opposition entre "inclus et exclus", "classes créatives et immobiles" ou encore "minorités stigmatisées et stigmatisantes".
Cette multiplication des inégalités, auquel s'ajoute le "fait que chacun soit confronté à des inégalités multiples", a transformé "l'expérience des inégalités". Comme le montre François Dubet, les individus sont certes "scandalisés par les fortunes de Bill Gates ou Bernard Arnault". Mais "ces inégalités-là paraissent abstraites par leur ampleur-même, elles irritent beaucoup moins que d'autres, plus proches de leur réalité : pourquoi suis-je moins payé que mon collègue pour le même travail ? ou encore pourquoi certains travailleurs ont-ils un statut qui leur donne droit à des "privilèges" ?
Dans ces cas, "l'amplitude des inégalités a moins d'importance que leur nature" elles sont vécues comme "une mise en cause de la propre valeur" de l’individu. Et plus cette inégalité perçue est comme proche, plus elle est douloureuse à vivre.
Alors ce constat complexifie considérablement la question de la lutte contre ces inégalités. En effet si "la frustration individuelle relative est sans doute une expérience banale, elle ne se transforme pas aisément en expérience et en actions collectives". Comme le rappelle l'économiste américain Hirschman, cité dans le livre, "pour que des frustrations s'agrègent, il est nécessaire que des sentiments communautaires fondées sur des intérêts communs et des identités partagées surmontent l'atomisation de ces frustrations".
En France, le mouvement des gilets jaunes en France a remis au goût du jour cette citation de 1995. Il a en effet "cristallisé des colères et des indignations" avant tout "multiples", sans parvenir à hiérarchiser des revendications souvent contradictoires". La lutte contre ces inégalités multiples vont donc bien au-delà d'une simple politique de redistribution de la richesse nationale, et elle est bien plus complexe pour le politique...ce qui n'est pas franchement pour nous rassurer.
Publié le mardi 4 juin 2019 . 3 min. 19
D'APRÈS LE LIVRE :
Le temps des passions triste
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