La majorité des économistes, qu'ils soutiennent ou contestent le capitalisme, disent que l'entreprise a pour but de « maximiser le profit ». On trouve pourtant une autre conception dans la littérature économique : c'est celle de Schumpeter. Selon cette ligne de pensée, qui est très minoritaire dans l'opinion, l'entreprise a pour fonction d'« innover et prendre des risques ». Mais maximiser le profit et prendre le risque d'innover, est-ce la même chose ? Dire que l'entreprise a pour but de « maximiser le profit », c'est comme si l'on disait que le but du politique est de « gagner les élections ». Cela n'évoque aucunement les choix que l'entrepreneur doit faire en termes d'organisation, de technique, de produits, de commerce etc. et qui forment la trame de son emploi du temps. Il doit en effet arbitrer en permanence entre les divers moyens qui contribuent à la pérennité de l'entreprise et le profit n'est que l'un d'entre eux. Réduire l'entreprise à « maximiser le profit », c'est d'ailleurs aller au devant de l'opinion des gens simples qui pensent, en France, que le seul souci du « patron » est de « produire de l'argent » pour s'enrichir toujours plus. Ces personnes ne font pas la différence entre l'entrepreneur et le prédateur, « celui qui vit de proies » comme dit le Littré. Pourtant cette différence existe. Tandis que l'entrepreneur a pour but de construire et de produire dans la durée, le prédateur détruit car rien n'est plus profitable que de détruire un patrimoine mal protégé. Il est facile par exemple de faire apparaître un profit dans le compte d'exploitation en brûlant des parts mal comptabilisées du patrimoine : c'est ce qu'a fait Bull en démantelant sa recherche, ce que fait France Telecom en dilapidant la compétence des salariés et la confiance des clients... Le prédateur et l'entrepreneur se livrent ainsi un conflit radical qui, opposant deux conceptions des valeurs qui orientent le destin humain, est aussi violent qu'une tragédie de Shakespeare. Une expression comme « maximiser le profit » masque ce conflit en le recouvrant d'une unanimité fallacieuse : il faut la dépasser pour montrer le drame qu'elle cache. L'onction que confère le conseil d'administration lorsqu'il élit un PDG ne s'accompagne pas d'une grâce d'état qui, miraculeusement, conférerait à celui-ci les qualités d'un entrepreneur. Parmi les dirigeants les vrais entrepreneurs sont donc en minorité, tout comme les vrais stratèges sont en minorité parmi les généraux. Mais il importe de voir à qui l'on a affaire, car le style du dirigeant aura un effet déterminant sur l'entreprise, et plus généralement le style d'une classe dirigeante a un effet déterminant sur l'économie. Pour savoir ce qu'est un entrepreneur il faut d'abord savoir ce qu'est une entreprise, et donc considérer ce que celle-ci fait. Le fait est que l'entreprise consomme des matières premières pour élaborer les produits qu'elle place entre les mains des consommateurs. Elle se trouve ainsi placée, dans la biosphère, à la charnière entre la nature où elle puise ses ressources et injecte des déchets, et la société à qui elle procure le bien-être matériel. Et le fait est qu'il existe des personnes qui assument cette mission, qui ont pour passion d'aménager la nature, de faire l'amour avec la nature pour rendre le monde habitable : ces personnes, ce sont les entrepreneurs. Le maître mot de l'entrepreneur est « ingénierie » (ingénierie des affaires, des techniques, des besoins etc.), et sa fonction est d'orienter l'action de l'entreprise en lui indiquant ses priorités. Il est conscient d'avoir une responsabilité civique et de remplir une fonction utile, la res publica lui importe donc. Il porte aussi le poids d'une responsabilité humaine envers les personnes avec lesquelles il travaille - ce qui ne veut pas dire qu'il leur fasse des câlins ! Le profit est pour lui un moyen qui lui permet d'investir en conservant son indépendance et sa liberté de décision : il n'est pas le but de son action. Si l'on accepte ce portrait, la différence entre l'entrepreneur et le prédateur saute aux yeux : s'il dirige une entreprise, le prédateur sera indifférent à l'utilité de ses produits pourvu qu'ils se vendent et que cela rapporte de l'argent, et peu lui importera ce que deviendront les déchets. C'est ainsi que des opérateurs télécoms pratiquent l'écrémage en n'équipant que les zones denses, que des banques contraignent les conseillers à gaver leurs clients de produits financiers frelatés... Alors que l'intellect de l'entrepreneur se condense dans l'ingénierie, celui du prédateur se condense dans le « marketing noir » : manipulation de la demande, corruption des acheteurs, des contrôleurs, des magistrats, des politiques... Le prédateur est vigilant et à l'affût. Il vit dans le monde archaïque, féodal, qui fleurit sur la décomposition des empires et où la richesse se gagne à la pointe de l'épée, où le pouvoir s'organise selon la relation de vassal à seigneur. « Celui-là sera riche qui prendra de bon coeur », disait Bertrand de Born au XIIe siècle, « sans cesse je me bats, m'escrime, me défends et me bagarre ». Au prédateur répond, dans le corps la société, le révolté qui, ne voyant dans les institutions rien d'autre que de la prédation, souhaite les détruire toutes pour bâtir un monde qu'il croit idéal. Le révolté est en conflit avec le prédateur mais ils partagent la même conception guerrière de la société et ils conspirent en fait en vue de la destruction des institutions et de l'économie. L'acolyte de l'entrepreneur, c'est l'animateur, ce personnages constructif et modeste qui, sans faire d'histoire, fait tourner l'entreprise en lubrifiant les relations humaines et en corrigeant dans l'action les défauts et lacunes de l'organisation. Les animateurs sont relativement peu nombreux mais c'est grâce à eux que les entreprises fonctionnent et que nous ne mourrons pas de faim. L'entrepreneur et le prédateur sont tous deux des dirigeants. Ils se ressemblent donc superficiellement : ils sont autoritaires, s'habillent de la même façon etc. Ce qui les distingue réside à l'intérieur d'eux-mêmes, dans la couche profonde de la personnalité où chaque être humain choisit le sens qu'il donne à son action et à son destin. Le prédateur tend à ressusciter un ordre féodal dans la société contemporaine ; l'entrepreneur promeut et défend la République. Leur conflit est une lutte à mort : il ne s'agit pas seulement d'un conflit d'idées, il s'agit de deux mondes inconciliables, antagoniques et qui cherchent à se détruire mutuellement. Si l'on parvient en France, dans l'ensemble et en moyenne, à se nourrir, se loger, se vêtir, se faire soigner, c'est grâce aux entrepreneurs et aux animateurs. Notre bien-être prouve donc que même s'ils sont en minorité parmi les dirigeants les entrepreneurs sont parvenus, chez nous, à contenir les effets de la prédation. Mais la crise actuelle de sous-emploi, d'inefficacité massive indique que les entrepreneurs risquent de ne plus avoir le dessus. Le prédateur a toujours bénéficié d'une plus grande liberté d'action que l'entrepreneur car son initiative n'est pas limitée, comme l'est celle de l'entrepreneur, par les barrières qu'imposent la loi et la morale. Mais il se trouve qu'en outre l'économie contemporaine a offert aux prédateurs, avec l'informatique et les réseaux, l'arme imparable du blanchiment qui leur permet de faire communiquer l'économie « légale » et la prédation illégale ou même criminelle selon le principe des vases communicants. Les prédateurs peuvent ainsi recycler, avec la complicité des banques et de certains pays, les profits que procurent le pillage des ressources naturelles des pays pauvres, le trafic des déchets, l'usure, la contrefaçon, les trafics d'armes ou de drogue, le racket etc. pour prendre le contrôle de pans entiers de l'économie légale et parfois dans certains pays de l'État lui-même. Ils sont en position de force parce que l'entreprise légale que possède un prédateur n'aura jamais de problème de trésorerie, le blanchiment permettant de l'alimenter à tout moment en liquidités. Elle sera donc très compétitive ! Les doctrinaires qui voient dans la concurrence pure et parfaite le seul moyen de développer l'économie pavent, sans s'en apercevoir sans doute, la voie des prédateurs. La force de l'entrepreneur réside dans son efficacité, son indépendance et son alliance avec des animateurs. Elle peut ne pas suffire puisque des secteurs économiques, des régions, des pays entiers sont tombés entre les mains des prédateurs. Il en résulte une destruction massive des ressources, une pollution généralisée de la nature et des esprits. Il manque quelque chose à notre schéma : entre le monde de l'entrepreneur et celui du prédateur s'intercale, en France, un troisième monde, celui du « mondain ». La structure de ce monde-là n'est ni celle de la république, ni celle de la féodalité, mais celle plus archaïque encore de la tribu, antérieure à la formation des empires comme à leur décomposition féodale. Nous connaissons tous de ces gens qui, appartenant au « bon milieu » des « grands » corps de l'État ou des « grandes » familles, prospèrent dans les cabinets ministériels et les conseils d'administration et trouvent tout naturel de diriger des entreprises dont ils ne comprennent ni les produits, ni les techniques, ni les clients : depuis quelques décennies l'élite dirigeante, en France, se recrute parmi des gens qui ont été formés aux subtilités du jeu politique et du droit. Au beau milieu du conflit entre l'entrepreneur et le prédateur, le mondain est « lou ravi », ce santon inconscient qui sourit béatement, content de soi, de son réseau de relations, de sa tenue à table et de son tailleur. Les mondains poussent ainsi comme des champignons sur les entreprises qu'ils parasitent. Leur arme, ce sont les médias devant lesquels ils sont à l'aise car ils parlent bien et qui confortent leur image et leur légitimité. Toute leur stratégie se condense dans des opérations de fusion et d'absorption qui se discutent entre mondains, dans le cadre feutré des conseils d'administration. Le mondain dirige, mais sans être conscient des risques ni des opportunités autres que ceux qui se manifestent dans sa tribu. Pour survivre à un tel dirigeant, il faut que l'entreprise soit très solide, qu'elle jouisse d'une situation géographique ou d'acquis techniques très avantageux : le Crédit Lyonnais, Vivendi, France Telecom ont montré que cela pouvait ne pas suffire. D'autres grandes entreprises françaises sont sur la même pente. Tandis que le révolté répond au prédateur et l'animateur à l'entrepreneur, le salarié passif répond au mondain : que peut faire dans l'entreprise, en effet, un salarié qui n'a pour lui que sa compétence mais qui n'est pas sorti de la cuisse de Jupiter, et qui se trouve en outre soumis à l'influence de médias dont l'admiration s'achète à coup de contrats publicitaires ? Les économistes dédaigneront peut-être ce schéma qu'ils qualifieront de « sociologique ». Ils préfèrent le schéma plus simple selon lequel l'entreprise est dirigée par un entrepreneur et a pour seul but de maximiser le profit. Mais quel est le schéma qui éclaire le mieux notre système productif ? Le fonctionnement d'une économie ne dépend-il pas du « monde » auquel appartient la majorité de ses dirigeants ? Si les entrepreneurs disparaissent, la société se partagera entre les passifs et les révoltés : comment croire que cela n'ait d'influence ni sur l'efficacité, ni sur l'innovation ? Notre schéma permet d'interpréter la lutte que les entrepreneurs livrent, en Italie, pour sortir de la griffe des prédateurs mafieux. Il explique comment les richesses naturelles de l'Afrique ont pu être exploitées au détriment de sa population après la fin du régime colonial. Il explique comment des prédateurs se sont emparés du pouvoir politique dans les ruines de l'empire soviétique. Il explique aussi la destruction massive de capital que provoque le dogmatisme libéral auquel adhèrent les mondains. Il faut cependant apporter quelques nuances à ce schéma, car on ne doit pas classer des personnes selon leur origine comme on classe des bouteilles de vin selon leur étiquette. Même parmi les inspecteurs des finances, il peut se trouver un entrepreneur ! Il peut arriver aussi qu'un mondain ou un prédateur se transforment sur le tard en entrepreneur, tout comme il arrivait qu'un courtisan, sous Louis XIV, se révèle un stratège efficace sur le champ de bataille. Le même individu doit d'ailleurs savoir jouer plusieurs personnages : un dirigeant français qui ne se plierait pas au cérémonial des mondains ou qui refuserait absolument d'utiliser certains des procédés guerriers du prédateur mettrait son entreprise en danger. Pour savoir à qui l'on a affaire, il faut donc percer la carapace des apparences et observer les comportements. Tandis que l'entrepreneur investit son revenu pour développer l'entreprise, le prédateur le dépense en résidences, fêtes, bateaux et avions tandis que le mondain, lui, accumule une fortune pour ses enfants dont il souhaite faire des aristocrates. Le système d'information fournit un autre critère : alors qu'il est devenu l'outil essentiel de l'entrepreneur, le prédateur ne s'y intéresse que pour masquer des opérations financières et le mondain, considérant que « c'est de la technique », le méprise comme il méprise tout ce qui est technique. Si les Français n'aiment pas les entreprises et ne comprennent pas les entrepreneurs, c'est parce qu'ils croient le monde des dirigeants homogène, qu'ils ne perçoivent pas les différences et les conflits qui le divisent. Quand ces différences sont mises en évidence l'utilité sociale des entrepreneurs apparaît ainsi que celle des animateurs. La société peut alors s'affranchir du couple stérile que forment la passivité et la révolte, seule réponse qui subsisterait en face d'une classe dirigeante qui ne comprendrait que des mondains et des prédateurs.
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