Nous avons tous envie d’y croire. Que nos émotions sont pures et jaillissent de quelque chose de vrai, niché dans les profondeurs de notre être. Comme si pleurer, aimer, désirer, envier, ne relevait que d’une mystérieuse alchimie intime. Nous disons « je ressens », comme on dirait « je suis ». Mais si ce « je » n’étais pas le véritable point de départ mais juste un point de passage? Et si ce que nous ressentons le plus intensément n’était pas le fruit d’un intérieur profond, mais l’expression d’une mise en scène sociale bien rodée ? C’est l’une des grandes thèses de la sociologue Eva Illouz : nos émotions, loin d’être spontanées, sont fabriquées. Non pas artificielles, mais socialement produites. Il n’y a pas l’amour « vrai » d’un côté, et le conditionnement culturel de l’autre. Il y a l’amour tel qu’il s’est transformé au fil d’une histoire sociale, culturelle, capitaliste. Cela est vrai de l’amour certes, mais aussi de la jalousie, la colère, le besoin de reconnaissance, l’angoisse du célibat ou la quête de soi dans le couple — tout cela n’est pas naturel. C’est le produit d’un long travail de fabrication émotionnelle. Ce travail, nous ne le voyons pas, parce qu’il est inscrit dans nos gestes les plus ordinaires : choisir un profil sur une appli, décrypter un message, attendre une réponse, chercher à « travailler sur soi » pour mieux aimer, ou pour se « protéger » d’un amour toxique. L’émotion n’est souvent qu’une performance. Elle s’inscrit dans une dramaturgie de soi. Elle obéit à des codes, des séquences, des formats. Ce n’est pas qu’elle soit fausse — elle est au contraire souvent sincère, vibrante — mais elle est orientée, encadrée, scénarisée. Nous pleurons parfois comme on joue une scène qu’on connaît déjà par cœur. Nous vivons dans une modernité émotionnelle explosive, où l’individu est à la fois sommé d’être authentique — d’écouter ses émotions, de « se respecter » — et soumis à des injonctions multiples : aimer sans dépendre, jouir sans s’attacher, exprimer ses émotions sans être trop vulnérable. Un équilibre instable, où chacun finit par croire qu’il est seul responsable de ses échecs émotionnels. Mais c’est une illusion. Ce que je ressens n’est pas que mon émotion. C’est l’effet d’un script, d’un imaginaire, d’un modèle. Ce n’est pas un hasard si tant de personnes, en des temps et des lieux semblables, ressentent les mêmes choses au même moment. Le sentiment d’injustice après une rupture, l’obsession du ghosting, l’anxiété amoureuse, la peur de s’engager — ce sont des émotions codées, cultivées, amplifiées par les structures sociales. Le marché, bien sûr, joue un rôle décisif : il vend des émotions tout en créant les conditions de leur manque. Mais ce n’est pas seulement une affaire de consommation. C’est une affaire de subjectivité. Nous avons appris à nous raconter émotionnellement à travers les codes de la psychologie, des séries, des chansons, des récits de développement personnel. Nous ressentons ce que nous avons appris à ressentir. Eva Illouz nous invite à une révolution discrète : arrêter de croire que nos émotions sont des vérités intérieures, pour les regarder comme des constructions collectives. Ce n’est pas moins fort. Ce n’est pas moins vrai. C’est simplement plus lucide mais surtout plus libérateur.
Publié le vendredi 20 juin 2025 . 3 min. 43
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