La sociologue Eva Illouz a exploré la manière dont le capitalisme s'est emparé de l'amour pour le transformer en marchandise, ce qu’elle appelle une marchandise émotionnelle, à savoir une émotion qui devient une marchandise et vice versa. Elle montre que l'amour, autrefois perçu comme un espace intime et désintéressé, a été progressivement intégré dans les logiques marchandes. Il n'est plus seulement une affaire de sentiments, car il est devenu un produit, cultivé et vendu à travers une industrie tentaculaire : des applications de rencontres aux comédies romantiques, des coachs en séduction aux thérapies de couple. Cette marchandisation ne se contente pas de monétiser l'amour : elle en redéfinit les codes et les normes. Mais le capitalisme ne s’arrête pas à la marchandisation des émotions : il standardise aussi les relations. Les plateformes de rencontres, par exemple, transforment l’amour en un marché par une sorte de rationalisation de l’amour » : profils en ligne, algorithmes de compatibilité et autres systèmes d’évaluation réduisent les relations humaines à des choix calculés. Ce processus a non seulement redéfini nos attentes affectives, mais a aussi créé des émotions particulières, façonnées pour servir des dynamiques économiques. Cette rationalisation déconnecte les émotions de leur spontanéité et pousse les individus à consommer des relations, en cherchant constamment mieux ou différent. Le partenaire devient une sorte de produit dont on évalue les qualités et les défauts, et que l’on peut remplacer si les attentes ne sont pas satisfaites. Ces émotions sont celles ce que le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman appelle les émotions disjointes. Ces émotions s’appuient sur la certitude que chacun de nous est un bloc unitaire sans failles. Ce sont celles dont l’autre s’est comme absenté. Ce qui signifie qu’ont disparu le multiple, les contradictions qui sont en nous mais aussi nos différences avec autrui. C’est le propre des systèmes de propagande politiques et marchands de faire usage de ces émotions pour gouverner. Ces émotions ne sont plus des expressions libres et spontanées : elles sont produites, canalisées et instrumentalisées. Ce sont des affects déconnectés de leur racine humaine, mais aussi des grandes questions sociales et politiques. Or la disjonction des affects est un art de fragmenter les émotions pour les détacher de leur puissance d’action collective. Cette stratégie affaiblit leur potentiel à mobiliser une réflexion ou une révolte. Les émotions disjointes nous déconnectent de nous-mêmes et des autres. En isolant les affects de leur contexte, le capitalisme empêche une réflexion collective sur ce qui les génère vraiment. C’est pourquoi, au lieu d’essayer de comprendre ce qui nous rend réellement heureux ou de résoudre les causes profondes de nos peurs, il est essentiel de contrer cette dynamique. Et pour cela il est essentiel de réapprendre à ressentir. Cela implique de reconnecter les émotions à leurs sources, de refuser leur instrumentalisation marchande et de leur redonner une dimension humaine et politique. Par exemple, transformer l’indignation en action collective, ou redécouvrir une joie qui soit simple et non monétisable. Cela passe aussi par une réflexion sur les images et les narratifs qui nous entourent. Car l’acte de regarder est d’abord un acte de résistance : une manière de refuser la fragmentation pour réinvestir le lien.
Publié le mercredi 29 janvier 2025 . 3 min. 49
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