« Donner un cours magistral procure l’impression désagréable de parler devant un pool de dactylos tapant sur le clavier de leur ordinateur et qui, ne levant jamais la tête de leur écran, s’attachent à consigner le verbatim de l’enseignement qui leur sera prodigué » (p. 35).
Cette impression déplaisante est relatée par le Professeur Philippe Forest, romancier et professeur de littérature à l’Université de Nantes, qui ne fait hélas qu’établir ce que beaucoup d’enseignants constatent chaque jour davantage, la dépendance de plus en plus grande des étudiants aux écrans. Or la crise de la Covid-19 n’a fait que renforcer cette accoutumance progressive en obligeant professeurs, étudiants et parents, eux-mêmes contraints de télétravailler, à passer leur temps sur un mode « distanciel », c’est-à-dire sur écrans.
Dès lors, plus besoin de photographier les Power Point pendant les cours, ils sont servis et disponibles en ligne de manière systématique indique Forest, qui ajoute que l’enseignement en ligne généralisé, supposé offrir les conditions « d’une réalité augmentée », expression un peu hardie par les temps qui courent, pose quatre difficultés majeures :
-la première est le respect de la propriété intellectuelle. Alors qu’un cours à l’Université représente des centaines d’heures de conception, de rédaction et de réalisation, le matériel pédagogique est désormais disponible au format numérique, sans garantie pour l’auteur d’en maîtriser la circulation sur les réseaux.
-la deuxième concerne les immenses possibilités de plagiat qui s’ensuivent au détriment des auteurs. Mais peut-être aussi des plagieurs qui le plus souvent s’ignorent eux-mêmes, habitués que nous sommes tous à nous entendre dire qu’internet suppose un accès libre, gratuit et infini à toutes les formes de savoirs.
-la troisième est en rapport avec le vaste système panoptique que représente l’enregistrement des cours et leur mise à disposition à distance. Les enseignants sont ainsi placés sous la surveillance de toutes et tous, de manière horizontale grâce à la disponibilité en réseau, sans que cela se voit, mais de façon continue. Page 52, l’auteur nous indique qu’en Chine, où il se rend souvent, « de semblables caméras permettent à des représentants du Parti Communiste de suivre en permanence les propos tenus par les professeurs et les étudiants et de juger, non sans conséquences, de leur conformité avec la ligne officielle qui s’impose au Pays ».
-la quatrième enfin concerne les conditions d’évaluation des cours, elles-mêmes « télétransmissibles ». Je cite ici l’auteur : « Mais si l’enseignement s’apprécie selon les mêmes modalités qui permettent de noter la qualité un hamburger qui vous a été servi ou la propreté des toilettes dont on fait usage, il n’y a plus rien d’étonnant à ce que les facultés soient considérées comme des fast-food ou des take-away du savoir dont les produits, calibrés et certifiés conformes, pourront sans dommage être livrés et consommés à domicile » (p. 50).
Bref, devant les plus enthousiastes zélateurs de la cause numérique dans l’enseignement supérieur, Philippe Forest pose un diagnostic faisant une place manifeste à l’esprit critique, que l’Université est d’ailleurs censée protéger. Dans le même temps il n’est pas dupe que les Professeurs vivent quelquefois dans « un monde à part » (p. 25) et que l’adaptation relative du contenu des programmes aux possibilités des débouchés pour les étudiants mérite d’être posée à toutes les disciplines (p. 28).
Il faut donc considérer ce court Tract-Gallimard, 18ème du nom, comme un cri du cœur pour la salle de cours, dans ce qu’elle apporte d’interactions, de contestations et de complicité aussi parfois. Mais aussi comme une mise en garde pour le maintien de la qualité de l’apprentissage, quand il constate qu’en guise d’évaluation finale les étudiants se contentent souvent, « pour obtenir la moyenne à l’examen », « d’un retour du cours à l’envoyeur », « tel qu’il a été télétransmis. » (p. 37).
En bref, la « télé-école », dans les formes hybrides qu’elle épousera bientôt, ne réussira que si elle apprend elle-même à remettre le numérique à sa place : un outil fabuleux au service exclusif du goût d’apprendre et du plaisir d’enseigner. Et non le pâle horizon de la connaissance désincarnée, où la copie numérique ne saura bientôt plus à qui se rapporter, bref où toute la documentation sera disponible en ligne, sans que personne ne sache dire précisément quoi en faire.
Publié le mardi 8 juin 2021 . 4 min. 18
D'APRÈS LE LIVRE :
L'université en première ligne, À l'heure de la dictature numérique
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