Oikonomia, le mot économie en grec, peut être étrangement traduit par « administration de la maison ». L’économie en effet concerne la gestion des affaires privées, du domaine privé, cela nous le savions déjà, mais que vient faire ici la référence à un domicile, à un lieu qui paraît précisément s’extraire de la production des biens ? Que faire de cette curieuse référence à la maisonnée, l’organisation serait finalement une maisonnée, autrement qu’en faisant d’abord remarquer l’oubli de cette image au sein des études managériales contemporaines ?
Certes on entend parfois l’expression : un salarié parti dans une autre entreprise concurrente décide de revenir « à la maison ». Si Zidane devenait ce qu’il espère entraîneur de l’équipe de France à Clairefontaine, ce serait alors un « retour à la maison ». Comme lorsque Steve Jobs était revenu chez Apple qu’il avait fondée quelques années plus tôt avant de créer NeXT. Pour dire qu’il était dans cette entreprise comme on est chez soi.
Mais comment expliquer tout de même que cette référence a généralement disparu, et comment d’un certain point de vue, les organisations se voient comme des lieux d’affranchissement des vicissitudes de la vie de famille ? Or chacun sent bien que la séparation vie professionnelle et vie personnelle revêt aujourd’hui un caractère plus ou moins illusoire. Nous assistons à un phénomène de contamination des identités, où le privé franchit le domaine public, notamment via l’usage des médias sociaux. Et où le domaine professionnel rencontre l’espace privé, réorganisé pour cette raison, comme quand nous programmons depuis la maison des réunions à distance pour raisons professionnelles. Nous incitant à penser que la séparation que nous avions cru pouvoir faire entre l’intimité du foyer et la visibilité que comporte un métier, est en train progressivement de disparaître. Tout se passant comme si la traduction du mot oikonomia trahissait, par un étrange retour de l’histoire, la nouvelle réalité du travail.
Mais si le management et l’économie ont longtemps oublié la maison, il en est de même pour la tradition philosophique, si on met à part Xénophon et Bachelard, qui s’en est peu souciée. Lui préférant l’espace public, la réalité urbaine ou la cité où se produisent croit-on les expériences les plus prégnantes de l’existence. Sauf à s’apercevoir aujourd’hui que les médias sociaux et les plateformes de vidéo à la demande entre autres ont rendu l’espace domestique plus attirant, et le temps passé à l’extérieur de chez soi un peu moins. Ce que ne manque pas de faire remarquer le Maître de conférence à l’EHESS Emanuele Coccia qui signe une Philosophie de la maison. Dans ce livre il avance plusieurs thèses ; j’en sélectionnerai volontiers ici trois :
- Premièrement il postule que la place centrale rendue à la maison est un fait qui marque notre séparation d’avec la modernité qui avait cru, contrairement aux grecs anciens, pouvoir séparer les activités domestiques de la production des biens. Pour l’auteur nous sommes toujours porteurs d’une volonté de « faire-maison » (p. 123) dans la mesure où nous cherchons aussi à « domestiquer le monde » (id.).
- Deuxièmement il remarque que si nous avons échoué à rendre la planète habitable, peut-être est-il encore temps de rendre au moins vivables nos habitations. A ce titre la cuisine en particulier est « l'espace technique par excellence, mais elle est encore la forme la plus haute et sublime que la technique peut prendre au sein de notre vie. (…) La gastronomie montre que toute véritable technique est toujours une forme de soin : une attention extrême et amoureuse à soi et aux autres, une recherche de bonheur personnel et partagé ». Je cite ici la page 181.
- Troisième thèse enfin, la plus forte, c’est celle qui consiste à montrer que le « chez soi » est paradoxalement un lieu où nous maintenons des relations avec des humains, in presentia ou in absentia selon les circonstances, mais aussi des animaux, des plantes, des œuvres, des pensées et des livres. Il suffit d’écouter William Marx, nous parler de la manière de ranger sa bibliothèque, sur le site du Collège de France ou sur la radio nationale, pour comprendre qu’il s’agit d’abord d'exposer une manière d’être, une certaine expression de soi. En réalité pour l’auteur, « la maison est la réalité morale par excellence : un artefact psychique et matériel qui nous permet d'être au monde mieux que la nature ne nous le permet. (…) Une maison n'est que cela: une première esquisse, jamais définitive, de la superposition entre notre bonheur et le monde » (p. 26).
Cette superposition c’est aussi celle que l’on trouve en l’entreprise qui est elle-même bien plus qu’un abri matériel ou un équipement d’accueil, mais une manière de se penser et de s’inscrire collectivement dans l’espace et la durée. En proposant aux collaborateurs un lieu habitable et soucieux du bonheur de ses troupes. Et ce, jusqu’au prochain déménagement.
Publié le mardi 10 janvier 2023 . 4 min. 36
D'APRÈS LE LIVRE :
Philosophie de la maison
|
Les dernières vidéos
de Ghislain Deslandes
LES + RÉCENTES
LES INCONTOURNABLES