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Parmi tous les concepts d’économie et de management envisagés depuis des décennies, il en est un qui occupe une place centrale : la valeur. La création et la délivrance de valeur pour les clients, pour les actionnaires, pour les salariés et pour les multiples parties prenantes de l’organisation constituent « la raison d’être » des entreprises et leur principal instrument de succès. Toutes les « success stories » qui suscitent notre étonnement ou notre admiration reposent avant tout sur une extraordinaire capacité de quelques entreprises à repenser la valeur qu’elles délivrent à leurs clients et, par voie de conséquence, à leurs actionnaires et parties prenantes. Prenons ici l’exemple des plateformes collaboratives. Uber a su proposer un service digitalisé et géolocalisé à tous ceux qui désespéraient de trouver un taxi à tout instant, à un tarif raisonnable et également doté d’un minimum de sens du client. Airbnb a su offrir un accès à des appartements en ville et à la campagne à des familles qui ne se voyaient proposer par les hôteliers que des chambres doubles et une restauration hors de prix, un environnement déshumanisé et un accueil froid et distant. Blablacar a su proposer une nouvelle expérience de mobilité à ceux qui avaient un budget serré, appréciaient de rencontrer des gens ou avaient des destinations inaccessibles aux modes de transport collectifs. Si leurs stratégies de captation de la valeur – financière ici – sont sujettes à débats et polémiques, personne ne peut toutefois nier que leurs millions d’utilisateurs perçoivent et apprécient réellement la valeur ajoutée de leurs services. Quelques chiffres pour l’attester : 40 millions d’utilisateurs actifs par mois chez Uber au niveau mondial, 25 millions chez Blablacar et 8 millions d’utilisateurs d’Airbnb en France.

 


Si chacun s’accorde sur l’idée que la création de valeur est essentielle, personne n’est en revanche d’accord sur la définition que l’on donne à ce concept. Il en résulte de nombreuses confusions, ambiguïtés et incertitudes qui nuisent à la clarté des discours et des décisions stratégiques. Beaucoup de start-ups, par exemple, peinent à identifier et clarifier ce qu’est leur proposition de valeur sur le marché, ce qui très souvent conduit à des défaillances à court ou moyen terme (90% des startups échouent, surtout en raison d’une mauvaise écoute et compréhension du marché). Trop souvent, la notion de valeur se réduit aux questions d’utilité, de qualité et de prix. Dans la pensée stratégique directement issue de Michael Porter (1986), lui-même ancien économiste industriel, la valeur «est ce que les clients sont prêts à payer, et une valeur supérieure s ’obtient en pratiquant des prix inférieurs à ceux des concurrents pour des avantages équivalents ou en fournissant des avantages uniques qui font plus que compenser un prix plus élevé ». Cette approche de la valeur donne donc une place centrale à la détermination du prix et à la fixation d’un niveau de qualité et de services adéquat (notion d’« avantages »). Cette représentation d’un client qui jugera de la qualité d’un bien ou d’un service reçu en contrepartie d’un prix payé est encore omniprésente dans le domaine de la stratégie et du management au sens large.

 

Cette approche, héritée de la théorie économique de la valeur - utilité, a également largement influencé la littérature marketing jusqu’à la fin des années 80. Elle se centre alors sur la valeur qui dérive de l’échange (customer value) et tente de souligner les modes de fixation des prix. La valeur perçue y est définie comme « l’évaluation globale de l’utilité d’un produit fondée sur ses perceptions concernant ce qui est reçu et ce qui est donné » (Zeithaml 1988), comme «le ratio des bénéfices perçus par rapport aux sacrifices perçus » (Monroe et Krishnan 1985) ou bien encore comme « la différence (ou le surplus) entre les bénéfices perçus et les coûts perçus » (Day 1990). La valeur s’exprime ici dans le cadre d’une transaction, d’un échange entre deux parties, et intervient directement dans l’établissement des préférences, dans les mécanismes de choix et dans l’achat des produits. Du point de vue des clients, l’échange se doit donc d’être équitable et juste, c’est-à-dire que le prix payé doit être justifié par l’obtention d’une qualité, d’une utilité, de services ou de bénéfices suffisants. La notion de valeur, et par là-même le concept de marketing qui en fait un élément central, est donc intimement liée aux exigences d’équité et de justice sur les marchés. Il résulte de cet impératif de justice quelques règles de fixation de prix: le prix ne peut pas être trop élevé pour un niveau de qualité donné, sinon les sacrifices demandés aux clients seraient injustes. De même, il ne peut être trop bas, sinon les clients infèreraient une qualité faible, ce qui détruirait également la valeur qu’ils percevraient. Le prix juste, acceptable et consenti par les clients, se situe donc dans une fourchette de prix que chaque entreprise se doit de déterminer avec précision. Dans le cas contraire, elle courait le risque de détruire de la valeur et de produire de l’injustice, ce qui, à terme, conduirait à sa perte. Outre cette valeur relative à l’acquisition d’un bien ou service, les clients peuvent obtenir une valeur inhérente à la transaction elle-même. Lorsque les clients achètent un bien ou un service dont le prix est sensiblement inférieur à son prix de référence (une sorte de prix étalon retenu en mémoire ou observé sur les marchés), ils en dégagent des bénéfices intrinsèques, tels que le sentiment d’avoir fait une bonne affaire, d’avoir été malin, intelligent et rusé dans la recherche des offres ou la négociation avec les vendeurs. Dans le cadre des promotions et de ce que l’on nomme le smart shopping, la transaction contribue directement au plaisir, à la fierté et au renforcement de l’ego des clients. Cette approche traditionnelle de la valeur donne ici une grille de lecture utile de l’échange, en particulier des mécanismes sous-jacents aux transactions marchandes. Bien que principalement centrée sur le rapport qualité / prix, elle mentionne l’existence d’autres formes de sacrifices, de nature non monétaire, comme le temps et les efforts consacrés à l’accès, à l’achat et à la consommation des biens et services. Elle n’exclut pas non plus d’autres formes de bénéfices plus abstraits, tels que les bénéfices hédoniques, sociaux et symboliques. Cependant, cette grille de lecture est surtout focalisée sur l’échange et non sur l’expérience d’utilisation et de consommation vécue par le client. Dès les années 80, Morris Holbrook, Professeur de marketing à l’université de Colombia, a sévèrement critiqué le caractère réducteur de ces approches et a contribué à replacer la qualité comme l’une des facettes, parmi d’autres, de l’expérience du consommateur.

 


Depuis, une approche plus expérientielle de la valeur s’est développée jusqu’à devenir nettement majoritaire. Elle présente la valeur comme « une préférence relative (comparative, personnelle, situationnelle) caractérisant l’expérience d’un sujet en interaction avec un objet » (Holbrook et Corfman 1985 ; Holbrook 1994 ; Holbrook 1996). La valeur ne constitue plus uniquement la base de la décision d’achat mais représente davantage la conséquence des expériences de consommation cumulées. Holbrook et son collègue Corfman mettent alors en exergue, dès 1985, différents types de valeur. Selon eux, la valeur peut-être extrinsèque ou intrinsèque à l’expérience (le produit est un moyen pour atteindre certaines fins extérieures (se nourrir, s’informer, s’habiller, etc.) ou l'expérience de consommation peut être valorisée en elle-même (divertissement, amusement, joie, etc.). L’expérience peut aussi avoir une signification personnelle et être orientée vers soi (fonction de son propre intérêt) ou être liée aux effets induits sur les autres (famille, amis, collègues, etc.), ce qui serait une valeur orientée vers l’autre. En croisant ces deux dimensions, il devient possible de relever des types de valeur orientés vers soi et extrinsèques (efficience : output / Input, commodité & excellence : qualité), orientés vers soi et intrinsèques (aspects ludiques (« fun ») et esthétiques (beauté)), orientés vers les autres et extrinsèques (statut & estime (réputation, matérialisme, possessions), et enfin, intrinsèques et orientés vers les autres  (éthique (justice, vertu, moralité) & spiritualité (foi, extase, sacré)). Se poser la question de la valeur conduit par conséquent à s’interroger sur l’ensemble des significations de la consommation, à la fois sur ses éléments purement instrumentaux (se désaltérer avec une boisson) mais aussi sur ses composantes affectives, sociales et symboliques. Par exemple, l’entreprise vitakraft qui fabrique des aliments pour chiens et chats explique que sa mission est « de renforcer les liens affectifs et la complicité entre l’homme et l’animal à travers l’échange et le partage ». Selon eux, « partager un moment de vie avec un animal est une expérience unique et enrichissante ». Force est effectivement de constater qu’il serait extrêmement appauvrissant et réducteur de ne voir là qu’une simple phase d’alimentation des animaux domestiques et de satisfaction des attentes de leurs propriétaires.


Ce passage d’une logique de production, préoccupée par la production et la commercialisation de biens et services, à une logique d’expérience devrait bousculer plus encore les organisations. Il existe déjà dans certaines entreprises des directeurs et directrices de l’expérience client, chez Air France, La Poste, Orange ou Apple par exemple. Ces fonctions viennent compléter et retoucher des organisations qui étaient profondément orientées produit. La culture dans les organisations et dans les directions marketing change toutefois très lentement. Beaucoup d’entreprises, même si elles adoptent dans les discours et les médias le vocabulaire expérientiel, n’ont pas diamétralement changé leur mode d’organisation et de management, gardant notamment une structuration par produit (chef de produit), par marque ou par secteur. La révolution ne se fait pas en un jour !


Publié le lundi 3 avril 2017 . 10 min. 02

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