Dans son ouvrage passionnant "Au commencement était la guerre", Alain Bauer cite Douglass Mac Arthur : « L’histoire d’une défaite peut presque toujours se résumer en deux mots : trop tard. Trop tard à comprendre les objectifs dévastateurs d’un ennemi potentiel. Trop tard à réaliser le danger mortel qu’il représente. Trop tard à se préparer ».
The history of failure in war can almost be summed up in two words: too late. Too late in comprehending the deadly purpose of a potential enemy. Too late in realizing the mortal danger. Too late in preparedness.
Transposé dans le contexte de l’entreprise, cet avertissement suggère qu’il convient de se méfier de tout ce qui ressemble à des routines passives, générées par une attention exclusivement portée sur les activités courantes. Gérer les opérations de son mieux n’incite guère à faire face aux évolutions à venir, à préparer les coups d’après. Tout au plus peut-on arriver en forme pour les batailles de demain, avec des ressources, au sens de poches bien garnies, en espérant que cela suffira. Mais cela pourrait ne pas suffire.
Jacques Maisonrouge, ancien dirigeant d’IBM dans les années 60 et 70, l’époque de la toute puissance du groupe informatique américain, recommandait aux managers de vivre avec un sentiment d’interrogation et de préoccupation voire d’inquiétude face à l’avenir. Il n’était pas homme à cultiver l’angoisse ou l’anxiété associées à la crainte de territoires inconnus à explorer, à défricher et à construire. Il suggérait simplement de garder un œil sur le futur pour le préparer tout en s’occupant de gérer le présent. (L’histoire, espiègle, aura voulu qu’il quitte IBM au moment de la révolution de la micro-informatique). Mais sur le principe, rien de plus normal qu’une telle ambidextrie, le présent pour la main droite et le futur pour la gauche ou inversement, tant qu’on ne tire pas à hue et à dia. C’est ce que la littérature en management stratégique a retenu comme la combinaison salutaire « exploitation-exploration ». Exploitation pour la gestion des opérations d’aujourd’hui, exploration pour la construction d’avantages concurrentiels par l’innovation pour demain.
Pourtant, les réflexes ne sont pas toujours en adéquation avec ce principe. Nous savons que les carrières des managers sont le plus souvent construites sur de l’excellence opérationnelle, plus que sur de la vista stratégique et des capacités à préparer les étapes suivantes.
En outre, si Mc Arthur a raison de désigner l’impréparation comme un péché mortel pour le stratège, encore faut-il pouvoir identifier à quelles menaces se préparer.
Giovanni Dois cite l’exemple de Moctezuma confronté à l’arrivée de Cortès : comment l’empereur aztèque aurait-il pu à l’époque (nous parlons de 1520) imaginer voir arriver un jour des hommes blancs en armure, avec des canons en métal lourd et des chevaux ? C’était tout simplement inconcevable ; Comment se préparer à l’impensable ?
Dès lors, se préparer, oui, mais à quoi ?
-se préparer aux résultats d’une projection issue d’un exercice de prévision ? c’est typiquement la posture des sciences économiques que de penser pouvoir prévoir le futur. Il y a là un péché d’orgueil régulièrement sanctionné par des constats d’erreur. Mais c’est tentant et rassurant pour les dirigeants. En extrapolant les courbes de ventes de véhicules électriques, on peut imaginer planifier ses actions pour entrer dans la danse et ne pas laisser Tesla emporter tout le marché.
-se préparer aux futuribles ? c’est-à-dire aux futurs possibles, au sens de scénarios envisageables pour demain, dans leur diversité, vu d’aujourd’hui ? c’est la posture de la prospective que d’aider les décisionnaires à se préparer à la diversité des futurs possibles. Mais les futuribles auront du mal à capter les impensés. Même les prospectivistes aztèques les plus échevelés, s’il en avait existé, auraient eu du mal à imaginer l’arrivée d’espagnols belliqueux et retors, avec force chevaux et canons dans l’Amérique centrale du 16eme siècle.
-se préparer à l’indéterminé ? C’est par définition impensable.
A défaut de disposer d’une cible ou d’un cap, même parmi d’autres, il n’est alors possible que de travailler ses capacités de réaction. Il s’agit alors d’apprendre à changer de cap dans l’urgence, pour être prêt à virer de bord si et quand un impensé (car impensable) apparaît. La préparation devient alors affaire de jeu de jambe pour rebondir dans une toute autre direction aussi vite que possible. En creux, cela veut aussi dire que l’on a préparé les esprits à d’éventuels changements soudains, en ayant attendri par avance les inévitables forces d’inertie que les organisations sécrètent en leur sein.
ITT n’a pas su à la fin des années 70 se sortir d’une prévision de son marketing selon laquelle la commutation dans les centraux télécom resterait « spatiale » jusqu’en 1983 (sic). ITT a fini par devoir vendre sa division télécom à Alcatel qui avait introduit le multiplexage (1070) qui sera digitalisé dans la foulée.
Eutelsat semblait disposer d’une stratégie sans faille pour placer et gérer sur orbite géostationnaire des satellites de transmission télévisuelle jusqu’à ce qu’il apparaisse que les jeunes ne regardaient plus la télé en direct mais en replay via Internet. Parmi les futuribles, ce scénario n’avait pas été imaginé.
Moctezuma, pris en otage par l’expédition espagnole de Cortès, finira mal. Avec 630 hommes tout au plus, les conquistadores vaincront l’empire aztèque fort de 20 millions d’habitants.
S’il y a eu faute stratégique d’ITT et d’Eutelsat, parce qu’impréparation, on ne peut blâmer Moctezuma d’impréparation mais plutôt d’avoir réservé un accueil amical à des envahisseurs européens conquérants.
Publié le lundi 2 septembre 2024 . 5 min. 59
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