Lorsqu’une technologie N est dominante sur un marché, il est légitime pour les entreprises en place de chercher à prolonger la suprématie de N aussi longtemps que possible. Il est tout aussi légitime pour de nouveaux entrants potentiels de chercher à surfer la vague d’une hypothétique prochaine technologie, N+1 voire N+2, à même de détrôner N.
Mais il n’est pas aisé de déterminer la durée de survie de N comme la date d’irruption de N+1 ou N+2, ni même de repérer la forme que pourraient prendre N+1 puis N+2, ou, dit autrement, de déterminer lesquelles parmi les différentes candidates pourraient gagner la course pour supplanter N sur ce marché.
D’une façon générale, les défenseurs de N ont vocation à rester en alerte permanente pour surveiller les nouveaux développements technologiques qui pourraient affecter leur marché et la dominance de leur technologie. Pourtant, le plus souvent, ces craintes ne vont pas se concrétiser. En matière de substitution technologique, le cas le plus fréquent est l’échec de la substitution. Une bonne raison est que la nouvelle technologie N+1 doit apporter un plus significatif par rapport à N. A défaut d’études documentées conduites sur ce point précis, je m’avance à formuler une hypothèse selon laquelle il faut à N+1 un avantage en terme de performance ou de coût ou des deux ou du ratio coût/performance de l’ordre de 20% pour espérer un basculement.
Cette hypothèse perd de son intérêt dans les cas d’innovation dites disruptives au sens de Christensen, c’est-à-dire d’innovations de business model où ce n‘est pas l’intensité du changement technologique qui fait l’innovation, mais la dimension spécifique du business model que cible le changement, même modeste, même incrémental.
Néanmoins pour que N+1 cannibalise N, j’avance qu’il faut que N+1 apporte un saut en performance ou en perception par le client.
Deux exemples pour illustrer mon propos.
Dans leur grande majorité, les puces électroniques sont fabriquées à partir de « wafers », sorte de galettes coupées dans un monocristal de silicium pur mais néanmoins dopées ensuite par l’apport de molécules spécifiques. En ce sens, la filière électronique peut être désignée comme la filière du silicium. Pourtant, depuis les années 80, des matériaux sophistiqués l’Arséniure de Gallium et le Phosphure Indium (des III-V, au sens des colonnes de la classification de Mendeleiev) vont permettre d’améliorer considérablement la mobilité électronique et de mieux servir des besoins spécifiques pour le secteur aérospatial, la défense, les télécoms. Mais ces matériaux ont un coût nettement supérieur au Silicium. Le résultat est que, des décennies plus tard, le silicium a résisté et est resté dominant. Selon Mordor intelligence, le marché des wafers de Silicium devait être en valeur de 14 milliards de dollars US en 2024 quand c’était 1,18 milliards pour l’arséniure de Gallium et 177 millions pour le phosphure indium. S’il y a eu substitution, elle n’a été que très partielle et pour tout dire très minoritaire, malgré tous les espoirs placés par les tenants de ces nouveaux matériaux pour l’électronique.
Eutelsat opère des satellites placés en orbite terrestre, tout particulièrement pour les télécoms et la diffusion télé. Son métier est d’obtenir des positions orbitales auprès de l’agence des nations unies en charge de les allouer (la world radiocommunication conférence of IUT). Eutelsat fait ensuite appel aux services de lanceurs (Arianespace, Space X, etc.) pour positionner les satellites en orbite géostationnaire (à 36 000 km de la terre). Ces positions orbitales permettent de couvrir en continu, 24h sur 24, la même zone géographique sur terre. Elles sont donc particulièrement adaptées pour la radiodiffusion télévisuelle ou télécom.
Soudainement, en 2015, les analystes sur les marchés financiers réalisent que la jeune génération a tendance à ne plus regarder la télévision en direct mais opte sur le replay via internet. En d’autres termes, le marché des satellites géostationnaires est susceptible d’être cannibalisé par Internet au fur et à mesure que la nouvelle génération remplace ses ainés. La bourse réagit de façon brutale à cette prise de conscience. Rares sont ceux qui avaient vu le coup arriver. L’action d’Eutelsat dévisse et chute de 48% au cours des 5 premiers mois de 2016. Au total, elle sera divisée par 4 entre avril 2015 et septembre 2020. Un cauchemar. Eutelsat était très bien placé sur la technologie N (les satellites) qui s’est retrouvée défiée par une évolution des besoins des consommateurs se tournant vers un service alternatif rendu possible par une technologie N+1 existante, déjà disponible, installée et prête à prendre le marché. Dans ce contexte, la résistance à N+1 allait être faible et les perspectives stratégiques pour Eutelsat ne pouvaient que s’assombrir.
Autant les observateurs avisés avaient cru voir venir de nouveaux matériaux pour l’électronique à même de cannibaliser le marché du silicium, autant un changement majeur de mode de consommation de l’offre télévisuelle était passé sous les radars.
Les substitutions technologiques annoncées ne se réalisent pas nécessairement. D’autres surviennent sans s’être annoncées. Le destin le plus fréquent d’une technologie N+1 candidate à détrôner une technologie dominante N est de ne pas y parvenir. C’est qu’il faut un espoir de gain suffisamment significatif en performance et/ou en coût sur N+1 vis-à-vis de N pour que le basculement s’opère.
Publié le mercredi 20 novembre 2024 . 5 min. 46
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