Depuis 2010, Bruxelles a son mot à dire sur la question des salaires pratiqués dans les Etats-membres. Un mécanisme de surveillance a en effet été instauré pour éviter de reproduire les déséquilibres économiques qui ont conduit à la crise. Alors ces règles européennes sont-elles efficaces ? A qui profitent-elles ? Pour répondre à ces questions, Xerfi Canal a reçu Odile Chagny économiste au Groupe Alpha.
Vous avez publié récemment une note sur ce sujet disponible en téléchargement sur le site groupe-alpha.com. Première question : en quelques mots, quels sont les grandes recommandations sur les salaires formulées par Bruxelles sur lesquelles les Etats-membres se sont engagés ?
Ces recommandations visent principalement trois types de réformes : la suppression des dispositifs d'indexation sur les prix visant à garantir le pouvoir d'achat, accusés de promouvoir une spirale prix inflation préjudiciable à la compétitivité (Belgique, Chypre, Malte) ; la refonte du salaire minimum dans les pays où son niveau est considéré comme trop élevé ou « trop inflationniste » (Grèce, Portugal, France, Slovénie, Chypre) ; enfin, la flexibilisation et la décentralisation des négociations collectives.
Les réformes mises en ?uvre, principalement à partir de 2012, induisent des bouleversements profonds dans les systèmes de négociation collective. Leurs effets ne se font pas encore tous fait sentir, et tout laisse penser que la pression sur les systèmes de négociation collective dans les pays du sud va se maintenir.
Ce ne sont pas les salaires qui stimuleront le pouvoir d'achat. Est-ce pour cela que la BCE a baissé son taux directeur, pour faciliter le crédit ?
La position de la BCE est à cet égard ambigüe. D'un côté elle a par exemple justifié sa dernière décision de baisser ses taux directeurs au motif d'un ralentissement « plus important que prévu » de l'inflation, de l'autre la BCE a systématiquement approuvé les recommandations de la Commission européenne sur la modération salariale. Certaines présentations de la BCE incitent même à penser qu'elle serait favorable pour certains pays à une croissance nulle des coûts salariaux unitaire, ce qui peut indiquer une tolérance pour la déflation salariale? tant que celle-ci reste localisée dans certains pays.
Ces recommandations visent donc à restaurer la compétitivité de la zone euro, par le biais de la déflation salariale. Est-ce qu'elles ont été efficaces dans cette perspective ?
Le principal argument invoqué par la Commission européenne en faveur de la surveillance des salaires est bien que les déséquilibres des paiements courants dans les pays du Sud proviennent d'une croissance excessive des salaires qui aurait dégradé leur compétitivité.
Mais cette thèse ne correspond pas à la réalité observée, parce qu'elle oublie le rôle de la demande et celui du comportement de marge.
Alors pourquoi ?
La modération salariale était censée permettre de restaurer la compétitivité-prix. En réalité, elle a été consacrée en grande partie à un rétablissement des marges de profit, notamment à l'export, ce que la Commission Européenne a d'ailleurs reconnu dans son dernier rapport trimestriel sur la zone euro.
Les entreprises sont donc les grandes gagnantes de ces recommandations ?
Il est notable de constater que la seule recommandation visant à « permettre à la croissance des salaires de soutenir la demande intérieure », adressée à l'Allemagne, préconise d'y parvenir non pas au travers par exemple de l'instauration d'un salaire minimum (dont les modalités commencent d'ailleurs à émerger avec le futur contrat de coalition), mais via une réduction des cotisations sociales, a priori donc sans affecter le coût du travail pour les entreprises. Les recommandations en faveur d'une réduction des charges pesant sur les salaires se sont d'ailleurs multipliées en 2013 (10 pays concernés), laissant au système socialo-fiscal le soin de suppléer les salaires dans le soutien du revenu.
On constate ces derniers mois un redressement de soldes extérieurs en Europe du Sud. Le redressement est notamment assez spectaculaire en Espagne. N'y a-t-il pas eu de véritables bénéfices en termes de compétitivité malgré ce comportement de marge ?
Sur moyenne période, le lien entre l'évolution de la compétitivité prix ? et coût- et les performances à l'exportation n'est pas établi au sein de la zone euro. Ce résultat est bien admis, et la Commission européenne le reconnait-elle-même dans plusieurs documents.
Depuis la crise, on observe cependant de nouveau un lien positif entre l'évolution de la compétitivité coût et celle des performances à l'exportation, notamment pour l'Espagne.
Mais ce que suggèrent également ces évolutions, c'est que cette relation est « non linéaire ». En d'autres termes, qu'il faut beaucoup de déflation salariale pour avoir « un peu » de gains de parts de marché, ce qui évidemment est lourd de dangers si l'on privilégie cette voie-là.
Et la France dans tout ça ? Quels impacts les recommandations de Bruxelles ont-elles sur les salariés français ?
Jusqu'à présent, peu.
La France connait des évolutions assez singulières des salaires et des marges des entreprises depuis le déclenchement de la crise en 2008, avec une forte résistance des salaires, et un mouvement quasi continu de dégradation des marges des entreprises, qui ne s'est interrompu que très récemment, en lien notamment avec les premiers effets du CICE.
L'accord National interprofessionnel de janvier 2013 est-il suffisant aux yeux de Bruxelles ?
Dans son bilan approfondi de la situation pour la France établi pour 2013, la Commission européenne a fait valoir qu'en dépit de l'Accord National Interprofessionnel, « un certain nombre de pays ont eux aussi pris d'importantes mesures structurelles pour améliorer leur compétitivité » (?)« ce qui entraîne des pressions supplémentaires sur la capacité de la France à récupérer des parts de marché». En d'autres termes, et on l'a bien vu au cours des dernières semaines, la pression en faveur des réformes structurelles, reste très forte.
Pour conclure, on peut dire que la modération salariale en Europe n'a pas été la réponse adéquate pour résorber les déséquilibres de la zone euro ?
En tout cas, la résorption récente des déséquilibres extérieurs ne suit pas les canaux conformes aux vertus supposées de la modération salariale, de sorte que l'on peut légitimement s'interroger sur la pérennité des redressements observés dans certains pays.
Cette politique a aussi comme conséquence corollaire de rendre le processus de désendettement privé encore plus difficile. Et puis, fondamentalement, elle porte les germes d'une fragilisation durable des systèmes de négociation collective, dont nous ne mesurons pas tous les effets.
La déflation salariale serait alors un remède peut-être pire que le mal alors à vous entendre. Mais il faudra attendre pour en mesurer réellement les conséquences ! Merci pour cette analyse pas forcément très optimiste mais néanmoins détonante?
Odile Chagny, Déflation salariale et compétitivité, une vidéo Xerfi Canal
Publié le jeudi 05 décembre 2013 . 8 min. 27
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