On considère très souvent l’œuvre d’Adam Smith comme la pierre fondatrice de la science économique. Cette focalisation sur la figure d’un père fondateur permet d’occulter la pensée de contemporains qui pourraient nous dérouter. Je veux parler ici de ces œuvres non pas illisibles, mais inlisibles. Celles que nous ne pouvons pas lire car elles contrecarrent brutalement un système d’attitudes et de croyances qui nous rassure en nous faisant miroiter l’illusion d’un système explicatif non équivoque.
Comme de nombreux collègues ont eu l’occasion de le démontrer et de l’illustrer sur cette chaîne, l’esprit humain est régi par de nombreux biais de confirmation qui nous empêchent bien souvent d’entendre et d’accepter des idées qui vont à l’encontre de nos préjugés. Ainsi, en est-il d’un certain Bernard de Mandeville. De lui on retient souvent la formule canonique qui permet de briller dans les dîners en ville en toute circonstance : « Les vices privés font les vertus publiques. Mais on oublie souvent de dire que Mandeville n’est pas seulement l’auteur de la Fable des abeilles qui a fait sa renommée. Il est l’auteur de nombre autres écrits qu’a exhumé avec beaucoup de brio le philosophe Dany Robert Dufour. Et ces textes sont proprement inlisibles pour la simple raison qu’ils vont à l’encontre du récit dominant qu’on nous impose dès notre plus jeune âge, à savoir l’idée d’un capitalisme qui serait puritain et ascétique. Marx n’évoque-t-il pas déjà dans le Capital « la poussée des passions les plus infâmes, les plus mesquines et les plus haineuses ». Qu’en est-il véritablement ?
La principale caractéristique du capitalisme est pour Mandeville de ne tolérer aucune entrave au libre jeu des pulsions. « Soyez dit-il aussi avide, égoïste, dépensier pour votre propre plaisir que vous pourrez l'être, car ainsi vous ferez le mieux que vous puissiez faire pour la prospérité de votre nation et le bonheur de vos concitoyens. » Cela implique le rejet de toute idée de limite et la primauté accordée à la jouissance dont il faut sans cesse accroître la puissance. Cette dimension perverse du capitalisme qui en appelle à « faire jouir Dieu et le monde! » n’est pas qu’un appel à la concupiscence de chacun d’entre nous. Elle est d’autant plus puissante qu’elle se nourrit du sentiment d’ostentation. Car pour Mandeville, le désir central de l’homme est d’être reconnu comme bon et vertueux, qu’il le soit effectivement ou non. En d’autres termes, la vertu n’existe pas et l’on jouit du désir de s’afficher vertueux d’autant plus qu’il nous élève par rapport aux autres. On comprend aisément pourquoi cette idée, longtemps considérée comme une horreur morale, a été rejeté aux oubliettes de la pensée économique. Notre image altruiste à laquelle nous tenons tant ne serait que de la foutaise.
L’art de gouverner de Mandeville, proprement diabolique, consiste donc à flatter les uns et stigmatiser les autres. Son idée centrale est qu’« il faut confier le destin du monde aux« pires d’entre les hommes », aux pervers, ceux qui veulent toujours plus : plus de pouvoir, plus de biens, plus de capital. Loin de toute idée de thésaurisation, l’objectif est de promouvoir la circulation des pulsions afin que ça consomme et que ça circule le plus possible. De quoi comprendre comment le paradis promis dans le logiciel le mieux caché du capitalisme a vite fait de se transformer en enfer...
Référence :
Dany-Robert Dufour, Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme, Actes-Sud, 2019,
Publié le mardi 28 septembre 2021 . 3 min. 49
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