L’économie du bonheur se nourrit de l’idée que nous avons tendance à nous adapter aux événements positifs et négatifs de la vie. Cela se traduit par un retour à notre niveau de bonheur préexistant que l’on mesure en termes de bien-être subjectif. Cela appelle de nombreuses questions et notamment celle de la différence entre le bonheur et le bien-être, mais tel n’est pas le point que je souhaite soulever ici. Les recherches menées dès le début des années 70 montrent que nous ressentons généralement des pics de bonheur à court terme à la suite d'événements positifs (comme gagner à la loterie). Cependant, nos niveaux de bien-être subjectif finissent par revenir à leur niveau de référence, celui d'avant l'événement. C’est ce que l’on peut ressentir après avoir acheté un objet convoité : vélo électrique, blouson, chaussures. Au début, la joie nous submerge et porter ce nouveau pantalon et nous plonge dans un état extatique. Cependant, avec le temps, la nouveauté s'estompe et la produit devient un élément familier de notre quotidien. Nous ne ressentons plus le même niveau d'excitation et de plaisir qu'aux premiers jours. Cette observation a donné naissance à la théorie du tapis roulant hédonique, selon laquelle nous nous adaptons aux événements positifs ou négatifs de la vie et notre niveau de bonheur finit par revenir à son point de départ. Que ce soient des gagnants de la loterie ou des personnes ayant subi de terribles accidents qui ont changé leur vie, tous retrouvent leur niveau de bonheur d'avant l'événement en l'espace de quelques mois ou années.
Cela permet notamment d’expliquer pourquoi l’extraordinaire devient très vite banal et vient s’inscrire dans nos routines quotidiennes. Inutile donc d’accumuler, car les possessions matérielles ne peuvent à elles seules augmenter ou diminuer durablement notre bonheur à long terme.
Mais à bien y réfléchir, cette idée du tapis roulant est au fondement même du capitalisme. C’est ce que montre l’écrivain Yves Pagès dans un ouvrage très audacieux consacré à l’histoire de ce dispositif auquel on pense peu lorsque les produits défilent sur la caisse automatique ou que l’on sur sang et eau dans la salle de sport. C’est d’abord une composante majeure du travail à la chaîne, en commençant par les « moulins disciplinaires » victoriens sur lesquels marchaient les prisonniers ou les divers types de « manèges à plan incliné » à force animale utilisés dans l'agriculture au XIXe siècle. À la fin du XVIII e siècle, l'Académie des Sciences déclare ne plus vouloir breveter d'invention qui se réclamait du mouvement perpétuel que l’on savait impossible. Mais les représentations qui lui étaient liées sont restées. Son mouvement sans fin est, selon l’auteur, le modèle métaphysique sous-jacent de nos sociétés qui s'échinent à courir sur place. Il est à la conjonction de l'idéalisme progressiste et du libéralisme économique. Avec le tapis roulant, le progrès et la productivité ont partie liée, fût-ce aux dépens de ceux qui sont asservis à son rythme lancinant. Roulant, le tapis s'est fait marchand. Sa mécanique bien huilée a colonisé le monde consumériste, des salles de sport avec vue sur la rue aux grandes surfaces et leur lisière de caisses enregistreuses en passant par les usines et leurs chaînes de montage, mais aussi les aéroports, stations de métro, gares, grands magasins ou centres commerciaux. La force de cet objet est de sublimer la fable du progrès qui nous contraint sans cesse à avancer pour mieux rester sur place. Le tapis roulant n’est en définitive que la figure terminale d’un mythe progressiste qui nous propose sans cesse de grands bonds en avant qui, la plupart du temps, ne nous avancent à rien.
Référence : Yves Pagès, Les chaînes sans fin. Histoire illustrée du tapis roulant ,Zones, 2023.
Publié le mardi 19 mars 2024 . 3 min. 53
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