La chaîne de magasins de jouets Toys “R” Us qui a disparu du paysage commercial - à quelques magasins près repris par des commerçants indépendants- n’est pas morte de son endettement conséquent ou de mauvaise gestion. Elle est morte d’avoir fait alliance avec Amazon.
En 1999, Amazon n’est encore qu’un libraire en ligne qui cherche à élargir son offre. Le jouet lui semble un bon créneau. Il commence à référencer plusieurs fabricants, mais très vite, manque de stocks. Jeff Bezos va alors acheter ses cartes Pokemon ou ses chiens Mattel chez Toy’s R Us, au prix public donc, en utilisant le réseau de la marque de jouets, 1600 magasins dans le monde.
Ce faisant, il perd de l’argent, puisqu’il est obligé de vendre les jouets au prix où il les a achetés et de les transporter en plus, mais il engrange 3 millions de nouveaux clients : c’est ce qui l’intéresse à moyen terme. Toys R Us, lui, se réjouit de ce nouveau débouché, car son propre site internet est indigent, et son patron John Eyler ne croit pas que le web puisse constituer un jour un canal de distribution majeur. Il pense qu’aucun parent n’achètera jamais un jouet sans le toucher. C’est sa première grosse erreur.
La seconde est une faute stratégique : Eyler signe un contrat de dix ans avec Amazon afin de devenir son fournisseur officiel de jouets. Bezos et Eyler font leur annonce commune le 10 août 2000 : ensemble, ils seront respectivement le « premier site de jouets au monde » et « le plus gros vendeur de jouets du monde ». L’accord stipule que l’enseigne de jouets abandonnera son propre site internet et versera à Amazon 50 millions de dollars par an, en plus de la commission que le distributeur prélève sur chaque vente. A l’époque, cela ne choque personne.
En réalité, John Eyler est tombé dans un piège. Car Amazon, en vendant de plus en plus de jouets en ligne, va collecter peu à peu toutes les données dont il a besoin pour dominer ce secteur : les contacts des clients, bien sûr, mais aussi des indications sur les produits qui se vendent le mieux, la saisonnalité, les occasions d’achat, les arguments de vente, l’efficacité de telle promotion. Il fourbit les armes qui lui permettront un jour de se passer de son partenaire. Pour couronner le tout, Bezos fait entrer des dizaines d’autres fabricants de jouets sur la marketplace, car le contrat qu’il a signé ne l’interdit pas !
En 2004, Toys “R” Us comprend que c’était un marché de dupes : il a perdu sur tous les tableaux. Il dénonce l’accord, attaque Amazon, et obtient… 51 millions de dollars de réparation. C’est-à-dire rien. Il reprend son indépendance et tente de développer son site internet, mais il est trop tard : en 2009, Amazon vend deux fois plus de jouets que lui !
La leçon de cette histoire ? C’est qu’une anomalie concurrentielle rend la firme de Jeff Bezos irrésistible : Amazon est juge et partie ! A la fois marketplace, c’est-à-dire plateforme de marché pour les revendeurs extérieurs, et vendeur lui-même, en direct. Des centaines de revendeurs qui ont fait confiance à Amazon se sont ainsi fait court-circuiter lorsqu’un de leurs produits se vendait très bien : le site géant contactait leur fournisseur et le vendait en direct, à leur place. Bien sûr, l’Europe est intervenue, elle a pris des sanctions. Le groupe a fait l’objet de trois enquêtes anti-trust, et Amazon a préféré conclure un accord avec l’UE en décembre 2022 pour éviter une pénalité qui aurait pu atteindre 10 % de son chiffre d’affaires mondial (plus de 500 milliards de dollars en 2022) ! Mais entretemps, Toy’s R Us et beaucoup d’autres, moins connus, ont disparu, victimes des pratiques d’Amazon.
Publié le vendredi 21 juin 2024 . 3 min. 54
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de Christine Kerdellant
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