« Les universités américaines agissent comme des clubs de football européens qui recrutent des joueurs brésiliens parce qu’ils ont une grosse technique personnelle, amusent les spectateurs, que finalement ils ne coûtent pas si cher et que l’opération est à terme rentable. C’est ainsi que je fais mon chemin aux States » (p. 154). Le personnage public qui s’exprime ici n’est pas agent d’acteur mais l’un des philosophes français vivants les plus écoutés, et respectés, en France comme à l’étranger. En faisant paraître un livre d’entretiens intitulé A vrai dire Jean-Luc Marion, car c’est de lui dont il s’agit, nous propose quelques éléments de réflexion qui m’ont paru intéressants à faire partager aux managers qui sont à l’écoute des chroniques de Xerfi Canal. Les sujets sur lesquels attirer l’attention des managers sont au moins au nombre de quatre :
-Premier point, dans la vie professionnelle indique Marion, il faut savoir parler le langage de l’adversaire. Page 21 il raconte son passage à l’épreuve de géographie du concours de l’école normale supérieure lorsque le jury était notoirement constitué de personnalités marxisantes. Le sujet « l’agriculture française depuis la Seconde guerre Mondiale », le plan : « Première partie, l’héritage de la misère due au conservatisme, lamentation sur l’oppression des masses paysannes. Deuxième partie, le sursaut de la coopérative après la Libération, éloge de la collectivisation. Troisième partie, la récupération par le capitalisme, regret de la financiarisation. Le tour est joué sans avoir eu à me trahir et on passe haut la main. Sans scrupule et sans honte parce qu’il n’est pas faux de dénoncer la primauté de l’argent. » Cette méthode lui aura permis explique-t-il plus loin de résister aux manipulations d’assemblée générale et de votes à l’emporte-pièce typiques du milieu des années 60 où régnait une forte idéologisation des esprits.
-Second point, il donne, lui qui est élu à l’Académie Française et toujours Professeur à l’Université de Chicago, deux conseils pour faire carrière. Le premier, de n’être le disciple de personne. Quitte à se moquer un peu de ses contemporains. Je cite (p. 35) : « J’avais sous mes yeux des lacaniens carbonisés. Je connaissais des althussériens perdus et des derridiens bloqués. Ou encore des deleuziens azimutés. Peut-être l’auraient-ils été sans leur maître, mais leur sort ne me paraissait guère enviable. » En bref pas de gourou, et surtout pour être bon politique, ne jamais la pratiquer : s’engager s’il le faut, mais ne jamais jouer son jeu sérieusement.
-Troisième point, nous devons cesser de penser le réchauffement climatique, les catastrophes pandémiques, les disruptions de la vie politique comme des objets mais comme des événements. Absolument inattendus et en grande partie inexplicables. En reconstruisant ces événements en objets, effort qui devait nous permettre de maîtriser le monde mais qui n’y parvient plus, nous nous empêchons, comme dirait Pascal, de « travailler pour l’incertain ».
-Quatrième point, il formule un dernier conseil aux dirigeants politiques et économiques : cessez d’utiliser sans y réfléchir le mot de « valeurs ». Ce bavardage n’a que trop duré. La valeur depuis Nietzsche dont Marion épouse la thèse, c’est toujours le lieu d’expression d’une volonté de puissance : autrement dit défendre ses valeurs, qui fluctuent comme des cours de bourse, c’est ce que tout le monde peut faire car elles ne dépendant que de l’évaluateur lui-même. En bref les valeurs ne sont que des sentiments passagers, des humeurs, qui n’ont aucune valeur intrinsèque.
De cet ouvrage qui se distingue par le plaisir de la conversation qu’on y trouve, de la première à la dernière page, on notera que c’est un franc optimisme qui paraît animer en conclusion le philosophe. « La France d’aujourd’hui va mieux que la France de mon enfance » annonce-t-il page 171. Pour cet intellectuel, grand voyageur, les Etats-Unis qui croit-on dominent le monde demeurent selon lui un « petit pays », pour rependre le titre de Gaël Faye, qui se distingue par son manque d’ouverture manifeste. « Le reste du monde n’existe quasiment pas pour eux » explique-t-il, « en dehors des contrées lointaines et menaçantes qu’habitent de méchants loups qui justifient des interventions militaires punitives et préventives » (p. 170).
En revanche, l’Europe aujourd’hui est l’entité géo-stratégique qui résiste le mieux aux tentations hégémoniques, autocratiques et expansionnistes de ses compétiteurs. Car les européens ont acquis deux héritages qui leur appartiennent en propre : 1) « la faculté de retour critique sur soi » (p. 184) et 2) une culture commune construite malgré, et peut-être grâce, à la diversité des langues.
Publié le jeudi 03 février 2022 . 4 min. 10
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