Et si la logistique avait pris le pouvoir dans nos sociétés ? Non pas l’Etat, la politique ou les chefs mais ce que l’on croyait être le maillon faible du management, l’intendance, l’arrière-boutique. Alors même que nous pensions que l’art du management était une affaire de leadership, de vision stratégique et de savoirs comportementaux, il faut se rendre à l’évidence, nous sommes entrés dans une mondialisation telle que la maîtrise de la chaîne logistique peut être mise au premier rang des savoir-faire managériaux. S’il fallait illustrer, le succès d’Amazon est là pour rappeler que l’optimisation et la maîtrise des flux, intrants et extrants, est le premier facteur-clé de succès sur les marchés. La crise pandémique, présentée avant tout comme une « guerre logistique » notamment dans l’acheminement et le stockage des vaccins, a également mis en lumière l’importance de leur gestion pour répondre à la demande des populations.

Les organisations, des hôpitaux aux superettes en passant par les usines, ne seraient que des systèmes plus ou moins élaborés pour capter ces flux, soumis au principe cybernétique de rétroaction, le fameux feedback déjà discuté sur ce plateau. Jusqu’à l’émergence que nous connaissons aujourd’hui de plateformes qui couvrent d’immenses zones aux bords des villes : 80 millions de m2 ce serait la surface occupée en France par les plateformes de plus de 5000 m2 (cf. p. 23).

Ce chiffre est avancé par Mathieu Quet, un sociologue qui publie chez Zones en s’interrogeant : « Comment la pensée logistique gouverne le monde ? » Le premier enjeu du livre est de montrer que la logistique n’a rien à voir avec une discipline technique et accessoire qui ne concernerait que quelques initiés. En fait elle inspirerait l’idée même de la société dans laquelle nous évoluons : au travers de nos gestes – récupérer un colis au point-relais le plus proche –, de nos pensées – comment trouver un ouvrage et le faire livrer chez soi sous 48h –, et finalement de nos affects, au sens où nous avons pris l’habitude de considérer nos actions selon un double principe de minimisation des coûts et de maximisation de la disponibilité des produits.

L’enquête qui nous est proposée met en évidence les liens historiques entre l’émergence de cette discipline et les savoir-faire militaires, notamment aux Etats-Unis pendant la deuxième guerre mondiale, où il s’agissait alors de programmer l’action en s’appuyant notamment sur la puissance de calcul des premiers ordinateurs entièrement électroniques. Après la guerre, notamment au MIT et à Princeton, ces avancées ont été approfondies et perfectionnées de sorte que la logistique commerciale a peu à peu profité des avancées de son versant militaire. Au point de laisser dire le spécialiste Henry Eccles que « le processus logistique recouvre (finalement) à la fois la dimension militaire de l'économie et la dimension économique des opérations militaires » (p. 43).

Or, dans cet ouvrage pour partie critique et pour partie militant, ce point d’origine n’est pas à négliger pour mieux comprendre ceux qui, je cite « souffrent dans leur chair de la marche forcée que l'incantation logistique leur impose » (p. 99), et que le livre décrit. Dans l’hémisphère Sud mais aussi au Nord, où nos habitudes et nos émotions sont retranscrites en données digitales, et ainsi de plus en plus « méchanisé(e)s » (p. 62). L’auteur avance alors plusieurs idées à propos d’une autre conception de la mobilité, d’une alterlogistique susceptible de favoriser les circuits courts, la relocalisation (p. 132) et la décolonalisation de nos trajectoires (p. 137).

S’il se montre surtout convaincant dans ces trois premiers chapitres, on peut toutefois s’interroger sur quelques points qui mériteraient discussion :

- Notons tout d’abord que si la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement existent bien, la diffusion du vaccin contre la Covid a plutôt mis en évidence leur redoutable efficacité.
- Aussi, devons-nous vraiment reprocher à la pensée logistique nos modes de vie fondés sur la satisfaction immédiate de nos besoins ? Au fond l’angoisse de ne pas être à l’heure est apparue avec la création du train, c’est-à-dire bien avant la généralisation du « juste-à-temps ». En conséquence ne faut-il pas plutôt s’interroger sur l’accélération sociale en tant que telle, cette pénurie de temps que nous ressentons alors même que le temps libre augmente. Grâce, notamment, aux savoir-faire logistiques.
- Enfin l’auteur essaie de montrer que la logistique est finalement une catégorie du politique, dans un louable effort de décloisonner cet univers qu’on imagine volontiers replié sur lui-même. Mais qu’en est-il du lien « naturel » entre logistique et gestion ? Quelle alternative offrir en management à la gouvernance par les nombres qu’impose la supply chain ? Comment réintroduire un niveau de réflexion éthique dans un domaine qui semble parfois vouloir lui échapper ? Comment remettre en cause les courants de pensée mathématiques qui dominent en logistique pour y opposer l’esprit de finesse ? Comment détourner, sur le modèle proposé en gestion par Sylvain Bureau avec l’Art thinking, pour mieux explorer et créer de l’improbable ? Voilà le flux de questions que ne manque pas d’inspirer ce stimulant essai.