Si philosopher c’est prendre soin de son âme, comme suggérait Platon, mais aussi de son corps, alors on est en droit de se demander si la philosophie n’est pas sur la pente d’une obsolescence programmée. Programmée par de nombreuses procédés industriels, robots, assistants vocaux « intelligents » type Siri, ou montres connectées qui permettent déjà d’atteindre cet objectif d’une manière automatisée. On pourrait facilement imaginer la situation suivante : nous regagnons nos pénates avant que le rejeton revienne de l’école, la porte d’entrée nous a immédiatement reconnue, le « réfrigérateur sait de lui-même ce dont nous avons besoin et l’a commandé sur internet. Nous n’avons plus qu’à déballer les sacs en papier que le livreur a déposés à l’entrée. (…). Dans le salon, il (fait) 19°C exactement, (…) la climatisation s'étant mis en marche une demi-heure avant le retour de l'enfant de sorte que celui-ci sourit dès qu'il rentre à la maison. Ils sont programmés pour cela : le chauffage et l'enfant. On ne sait plus lequel s'est adapté à l'autre, et cela n'a aucune importance » (p. 9).
Avec cette mise en scène qui n’a rien de très futuriste, car tout cela existe au présent, le philosophe Pierre Cassou-Noguès, Professeur à l’Université Paris 8, tente de nous sensibiliser au fait que ces objets nous habituent de plus en plus à dépendre d’eux. Il est l’auteur d’un livre au titre ambigu, La bienveillance des machines – comment le numérique nous transforme à notre insu –, qui ne peut laisser indifférent la réflexion managériale où le qualificatif de « bienveillance » s’est installé depuis quelques années comme un prérequis d’un management humaniste, aimable et responsable. Le raisonnement qui nous est proposé ici admet au moins trois composantes :
-l’auteur remarque en premier lieu que les robots compagnons, qui jouent le rôle de co-pilotes de nos existences nous « bienveillent » (p. 316). Ils sont supposés nous aider à nous sentir mieux et augmenter notre « score d’humeur » (p. 316). Le robot Pepper développé par Softbank a ceci de particulier qu’il s’adapte aux émotions que nous ressentons au moment où il s’adresse à nous : on pourrait donc imaginer à terme qu’il remplace efficacement tous les agents d’accueil, dans les stades, dans les restaurants et dans les services d’urgence. Une réponse adéquate serait attendue selon l’état psychologique du supporter, du client ou du malade, pour « produire » chez chacun d’eux « du consentement » (p. 225).
-Deuxième composante du raisonnement, qui étend les conclusions de la première : ces robots ont la caractéristique de nous tranquilliser, de nous consoler, de nous faire rire, bref de lutter au quotidien contre nos angoisses. Ils luttent aussi contre la figure inquiétante et ambivalente du robot. Mais ce faisant, cette bienveillance se déploie dans des formes de surveillance. « Il veille sur nous et nous surveille, pour notre bien. » (p. 248)
-Troisième point : l’auteur remarque que les machines ne peuvent se passer de nous contrairement aux fantasmes d’une certaine science-fiction. « Elles ne nous mangeront pas » indique-t-il (p. 327). En revanche, rien ni personne ne semble pouvoir s’opposer à leur caractéristique majeure qui consisterait à toujours vouloir étendre leur empire. Il faut prêter aux machines un pouvoir d'extension. Jamais un ordinateur ne sera en mesure de dire : ne m’utilisez plus, je suis toxique à votre existence, il faudrait modérer votre usage, jettez-moi !
Face à tant de gentillesse, et de nouveaux territoires conquis par la machine, qu’en conclure ? D’un côté, qu’elles visent notre bien et notre bonheur n’est peut-être pas finalement une si mauvaise nouvelle, si l’on n’y pense. D’un autre côté, leur bon usage exige de nous d’être encore capable d’une réflexion critique, de nous ressaisir, de ne jamais nous déposséder de notre expérience en première personne, en bref de pratiquer encore la philosophie, et en quelque sorte comme disait Platon, de prendre soin du souci que nous avons de nous-mêmes, souci ignoré des ordinateurs, malgré le sourire des plus sophistiqués d’entre eux.
Publié le jeudi 25 mai 2023 . 3 min. 38
D'APRÈS LE LIVRE :
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