Les activités de commerce ont ceci de particulier et de paradoxal qu’elles ont la réputation d’être tout à la fois dures et douces. Dures, voire même brutales du fait de la lutte pour la domination entre les sociétés marchandes concurrentes. Les affaires sont les affaires. Mais douces sur un tout autre plan, celui de l’ordre commercial international. Car à l’échelle de la planète, elles seraient promotrices de paix, de civilité et d’entente entre les nations. C’est en tout cas ce que nous avons appris à l’école. Et c’est ce que l’école tient d’auteurs incontestables au rang desquels Kant et Montesquieu, qui valent ici d’être mentionnés :
-Montesquieu d’abord à qui on doit la théorie du doux commerce qui stipule que les nations qui ont des échanges commerciaux réduisent nécessairement leurs risques d’entrer en guerre. Si une nation pourvoit aux besoins d’une autre, celle-ci a tout intérêt à conserver avec elle les meilleures relations possibles.
-Quant à Kant, si je puis dire, il a notamment bâti son Projet de paix perpétuelle de 1795 sur l’esprit commercial. Celui-ci jouerait le rôle de bouclier dans la mesure où faire la guerre à un partenaire ruinerait tous les bénéfices dudit partenariat. Ainsi la conquête ne peut être qu’économique et non plus militaire : pour le bénéfice des consommateurs eux-mêmes, comme l’indiquait déjà Adam Smith, plutôt que pour les marchands qui sont en quête « de monopoles et de protections de la part des autorités » (p. 30). La réalité de l’immense réseau de relations que constitue le commerce mondial lui donne raison : ce marché s’est constitué depuis comme le « médiateur universel concret de l’humanité » (p. 42).
Et pourtant, il se pourrait que la douceur des échanges commerciaux ne soit qu’une apparence trompeuse. Pour Maxence Brischoux, qui signe un essai titré Le commerce et la force chez Calmann-Lévy, il en va tout autrement aujourd’hui où, « loin de pacifier les relations internationales, le commerce attise les oppositions parce qu'il redistribue les cartes de la puissance » (p. 18). Pour l’auteur, un ancien élève de l’ENA qui enseigne aujourd’hui au master de relations internationales de L’Université Paris-II, il nous faut d’urgence réviser nos conceptions désuètes et nous fournit pour cela trois arguments clés :
-il nous rappelle d’abord que sur un plan historique, force et commerce sont à la source du colonialisme et du prolongement de l’esclavage. Je cite : « avec l'esclavage, l'intimité entre commerce et domination atteint son point le plus haut, puisque l'être humain devient l'objet même de la transaction. Loin de modérer la férocité des hommes, le commerce devient l'activité la plus féroce que l'on puisse imaginer » (p. 136).
-aussi l’auteur pointe les difficultés du principe de réciprocité cher à Kant, car cela oblige à coordonner les agendas et à respecter scrupuleusement les engagements de la part de chacune des nations engagées dans ce rapport. Si une nation s’estime flouée, « on entre alors dans une logique de guerre commerciale » (p. 87), qui n’est pas exempte du sentiment de jalousie.
-enfin il note la persistance, derrière les activités marchandes, d’un esprit qu’il qualifie de mercantiliste, entendu comme une manière pour un pays d’affirmer sa puissance mesurée selon sa capacité à exporter sa production. Le commerce n’est rien moins qu’une manière tangible de pouvoir mesurer la puissance d’une nation, une manière aussi d’affirmer son autorité politique : Rome hier, les Etats-Unis aujourd’hui et très probablement la Chine et son projet de « nouvelles routes de la soie », demain.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner du sentiment de défiance qui paraît animer l’Organisation Mondiale du Commerce, qui s’appuie sur le principe d’un mercantilisme « éclairé ». Et l’auteur d’en tirer deux conclusions majeures : l’une convaincante, l’autre beaucoup moins. La première est probante en effet : la force des intérêts économiques ne peut à elle seule pacifier les relations entre les nations, à cela il faut toujours tenter d’ajouter des vertus proprement éthiques. La seconde consiste à indiquer, p. 81, qu’en « matière commerciale, les idées n'ont pas un si grand poids sur les affaires humaines ». Or il faut ici s’inscrire en faux ; n’est-ce pas le prince des idées, Socrate lui-même, dans un célèbre dialogue avec Glaucon, qui fut le premier à nous prévenir que « l’insatiable désir de posséder » peut justement nous mener à la guerre ? C’est d’ailleurs pourquoi conduire une nation revient toujours à lutter contre deux ennemis intimes : la pauvreté, bien sûr, mais aussi la richesse, entendue comme ce désir, coûte que coûte, de posséder plus que son voisin.
Publié le mercredi 7 juin 2023 . 4 min. 26
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