Selon l’expression bien connue, nous serions passés de la lutte des classes à la luttes des places. Dans l’environnement concurrentiel du marché du travail, l’objectif d’insertion, qu’il s’agisse de trouver sa place, ou dans le pire des cas trouver une place, est une priorité pour chaque nouvel entrant. Dans les écoles d’enseignement supérieur, l’orientation professionnelle est un élément central du dispositif : nous y accompagnons les étudiants dans la découverte progressive des possibilités qui s’offrent à eux, en faveur d’une fonction ou d’un secteur d’activité ou les deux, c’est-à-dire pour un métier. « La vocation, c’est avoir pour métier sa passion » écrivait déjà Stendhal. Voilà une citation qui pourrait figurer au frontispice de toutes les institutions de formation professionnelle.
Mais s’est-on jamais posé la question de savoir ce que signifie vraiment « être à sa place ». Est-ce à dire que nous sommes toutes et tous destiné(e)s à nous immobiliser quelque part ? Que notre principale angoisse serait la peur de sortir du cadre auquel nous sommes fondamentalement destinés ? « Etre à sa place », est-ce une définition du bonheur ou ne serait-ce pas plutôt une manière de nous empêcher de bouger, de « remettre les gens à leur place » ? Comme le fait remarquer dans son essai la philosophe Claire Marin, il y a là une drôle d’ambiguïté.
- D’un côté être à sa place cela rassure : « nous attendons de certains espaces qu'ils nous cadrent, dessinent nos contours, nous solidifient » écrit l’auteure. « Se couler dans une fonction, dans une place sociale pour que celle-ci trace (nos) délimitations » (p 214).
- Mais de l’autre cela inquiète. Par son caractère répétitif, le fait d’être à sa place ne dit-il pas aussi bien que la vie professionnelle s’est arrêtée en « se laissant tromper par le confort de la conformité, par l’illusion d'une stabilité » ? (p. 25). Si être à sa place suffisait pour être heureux au travail comment expliquerait-on, parmi les jeunes diplômé(e)s de l’enseignement supérieur, cette hésitation entre la fidélité à un poste, ou à une entreprise, et la désertion ?
Dans son travail doctoral récemment soutenu consacré au rapport que les jeunes diplômés ont à leur entreprise, Thomas Simon distingue les fidèles des déserteurs en quatre idéaux-types :
- Parmi les fidèles, qui sont à leur place en entreprise et qui s’y trouvent bien, il différencie toutefois les Médiniens, habitants de la Médina donc, qui sont pleinement heureux là où ils sont, des Sahéliens qui habitent quant à eux je cite « une zone-tampon qui annonce le grand désert, où la végétation et les ressources se raréfient » (p. 176), et qui se surprennent à entrevoir les limites de leurs activités professionnelles, même s’ils en goûtent les avantages et la sécurité.
- D’un autre côté, il y aurait les déserteurs, avec les Sahariens qui sont la proie de doutes existentiels et professionnels profonds, et avec les oasiens, habitants de l’oasis donc, qui ont laissé leur place pour changer de vie. Contrôleur de gestion et marketers devenus peintres en décor, artisans glaciers ou gemmologues. Ils mobilisent leurs compétences gestionnaires à des fins plus subjectives. Ce sont, pour utiliser les termes de Thomas Simon, des « jeunes diplômés qui après avoir affronté l’aridité du désert sont parvenus à trouver un refuge dans une activité qui leur convient (et) qui fait sens pour eux » (p. 176).
On voit bien que l’assignation à une place précise et inamovible, souhaitée par beaucoup de cadres dans la génération antérieure qui ont fait toute leur carrière dans la même organisation, n’a pas forcément la préférence des jeunes diplômés, loin s’en faut. Comme s’ils pressentaient que la place qu’ils recherchent se trouvaient dans le déplacement même, dans le changement, dans un processus de modification permanente leur permettant d’accéder à eux-mêmes, à leurs désirs de réalisation, d’estime et d’actualisation. Ne serait-ce pas là au fond le prix même de la liberté, une manière de ne pas trop dépendre de leurs « milieux naturels » ? Descartes lui-même, qui vivait entre la France et la Suède, n’en disconviendrait pas. Il écrivait à la Grande Catherine ceci : « Me tenant comme je fais, un pied dans un pays, et l'autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu'elle est libre » (p. 218).
Etre à sa place ne serait donc rien d’autre qu’un processus dynamique, fait d’excursions et d’incursions, où nous tentons d’échapper au poids du déterminisme mais sans savoir exactement la situation qui nous attend à la fin. Il arrive même, par chance, « que l’on soit délogé d'une place qu'on croyait occuper par choix » (p. 83). Il arrive aussi, tel que le rappelle la philologue Barbara Cassin évoquant Ulysse et son Odyssée, qu’un tel voyage ne soit rien d’autre qu’un long crochet qui ne fasse que nous ramener, à la fin des fins, à ce que nous étions déjà, au point d’origine. C’est-à-dire, à nous-mêmes.
Publié le mercredi 26 octobre 2022 . 4 min. 29
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