Les étapes du déroulement d’une carrière sont un processus particulièrement bien étudié et documenté en management. Un cadre est supposé explorer, dans les premiers instants de son apprentissage, puis doit faire preuve de maîtrise ensuite avant de se contenter de maintenir ce niveau de compétence atteint durant la phase précédente, puis de se désengager au moment où intervient l’instant du départ à la retraite.
Ce schéma un peu lisse ne laisse pourtant rien entrevoir des transformations profondes que ces étapes supposent de la part des cadres concernés. Nous savons en effet que rien n’est moins linéaire qu’un parcours professionnel, que le stade de l’exploration est une nécessité tout au long du parcours, qu’enfin la personne elle-même, faites le test avec celles que nous n’auriez pas vues depuis vingt ans, change. Et chacun sait que la gestion de ce changement particulier et difficile, la transformation de soi, n’est pas un processus comme les autres. Transformation qui est pourtant exigée de l’ancienne stagiaire devenue directrice générale, du fils de famille qui hérite soudain des responsabilités de l’usine, ou de l’ancien petit épicier devenu géant de la distribution : à ceux-là il ne sera pas seulement suggéré de se métamorphoser de l’intérieur, il sera plutôt exigé de devenir autre, parfois même tout autre.
Cette expression donne son titre au livre de David Berliner, un anthropologue professeur à l’Université libre de Bruxelles, qui interroge « le paradigme de l'individu cohérent et constant (enrichit) d'un être multiple et malléable en devenir, et pourtant stabilisé au prix d'efforts considérables » (p. 10). Pour cela il nous invite à suspendre volontairement notre incrédulité en étudiant le cas très spécifique d’exo-expériences dans lesquelles des individus jouent à faire semblant et se prennent pour un autre, dragqueen, rôliste – pratiquant des jeux de rôles –, reconstituteur – organisateur de reconstitutions historiques – de « reenactments » comme on dit en anglais – auxquelles ils ou elles participent en costume d’époque – ou cosplayeur. Association de costume et play, les cosplayeurs ont leurs conventions, leurs personnages favoris, leur monde à eux en somme, où l’identification admirative pour tel ou tel héros joue un rôle pivot : Berliner prend l’exemple de Frank Samson l’un des deux sosies les plus connus de Napoléon dont il décrit (p. 74), « la très fine connaissance historique, depuis les stratégies militaires jusqu'aux armes utilisées en passant par la vie intime du Petit Caporal. (…) Samson – qui est un avocat reconnu dans la vraie vie–(…) est pointilleux sur la justesse des rubans et des couleurs. Quand il monte sur un champ de bataille, il porte le parfum de Napoléon. » Berliner ajoute « qu’Avant même de devenir le sosie officiel de Napoléon, l'avocat français avait promulgué en 1996 un petit empire appelé l'empire de la Basse-Chesnaie en Ille-et-Vilaine. Il y vit, depuis lors, entouré de Delphine, l'impératrice, et de leurs deux enfants. L'Empire s'est doté d'une Constitution en cinquante-trois points et d'un drapeau frappé d'un ‘F’. Tout y est pensé sur le mode de la fantaisie et de la blague potache. »
Mais qu’apprend-t-on finalement de ces expériences de costumade, qui sont autant de laboratoires intrigants d’expression du soi, qui peuvent paraître aussi ressembler à des singeries totalement dénuées d’intérêt. On pourrait dire deux choses :
- En premier lieu, ces expériences « invitent à adopter une posture critique vis-à-vis de la rhétorique authenticiste » (p. 164). Être vraiment authentique, ce ne serait plus être fidèle à un soi immobile, mais accepter la pluralité de nos facettes identitaires.
- En second lieu, il faut souligner avec l’auteur les éléments positifs de ces expériences : elles « électrisent nos capacités de prise de perspective, d'empathie et d'imitation », elles perpétuent aussi « les intensités de l'enfance ».
En bref, elles habituent à porter un masque, à se désinhiber, à se débarrasser de ses bêtises de jeunesse, à ne pas être triste. Le romancier Julien Green écrivait en effet que la vraie tristesse, c’était de demeurer « perpétuellement les mêmes (…) avec le même problème à résoudre » (cité p. 82). Or c’est tout le contraire auquel une carrière professionnelle joyeuse nous invite : porter des masques quand il faut, résoudre des problèmes chaque jour différents, faire preuve de plasticité dans la réalisation des tâches. Et surtout se faire plaisir ; ce qui consiste, comme le soulignait déjà Roger Caillois dans Les Jeux et les Hommes, à « être autre ou (à) se faire passer pour un autre ».
Publié le mardi 21 mars 2023 . 4 min. 30
D'APRÈS LE LIVRE :
Devenir autre
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