Dans l’art, en philosophie ou en management on ne se souvient que des artistes, des auteurs ou des entrepreneurs qui ont fait preuve de créativité. De créativité artistique, conceptuelle ou organisationnelle, mais à chaque fois d’une capacité à créer quelque chose de nouveau. Si Degas, Pascal et Jobs n’avaient pas existé nous ne connaitrions ni le faux départ, ni les Pensées, ni l’Iphone. En école de management, nous doutons si peu de l’importance de ce facteur-clé de succès que toutes les formations ou presque intègrent à des degrés divers les théories organisationnelles de la créativité pour stimuler justement cet atout-maître. Découvrir une solution nouvelle, concevoir des produits innovants, inventer des dispositifs originaux, à chaque fois il faut bien faire preuve de créativité. Mais plutôt que des théories, ne faudrait-pas plutôt étudier des pratiques, et notamment celle des artistes eux-mêmes, dont la première des vocations est créative ?
A ce petit jeu du style et du renouvellement, un artiste de la scène musicale internationale se pose depuis près de quarante ans comme la référence absolue : le chanteur australien Nick Cave et son groupe The Bad Seeds. Depuis ses débuts de rocker expérimental – voir sur Youtube le clip qui date de 1981 Nick The Stripper –, cette inégalable bête de scène est aussi le co-auteur de plus de vingt albums, mais aussi de romans, d’expositions, de musique de film et de série toutes saluées par la critique – Peaky Blinders, Blonde, Mustang ou la panthère des neiges c’est lui et son groupe – qui font de cet ancien punk en costume, ayant survécu aux plus vives douleurs de l’existence, l’artiste le plus original de sa génération. Mais quelle est sa recette ? Nick parle peu, et encore moins de lui-même mais il vient toutefois de faire exception en publiant un ouvrage de témoignage Faith, Hope and Carnage, dans lequel il livre quelques conseils précieux à celles et ceux qui parmi vous se piquent de créativité et cherchent comme il le dit lui-même « l’idée chérie » (p. 53). Car ne nous y trompons pas, ce grand dégingandé aux chaussures à talons, sous des dehors hallucinés, est avant tout un grand travailleur dont on pourrait détailler en quatre points la méthode :
-Le premier est le suivant : l’impulsion créatrice est avant tout une lutte à mener contre soi-même. « Elle ébranle vos vérités les plus chères sur les choses » explique-t-il (p. 9). Une nouvelle chanson passe par une même remise en cause complète : « Je commence avec un nouveau cahier vierge, un esprit libre d'idées et une quantité considérable d'anxiété » (p. 112). Car « écrire une bonne chanson… c’est un acte d'auto-meurtre, c'est la confrontation haletante avec sa vulnérabilité, son péril, sa petitesse. » Au fond, le travail d’artiste revient « à trébucher en permanence » (p. 272), il s’agit avant tout, comme disait Montaigne, de maintenir en soi une dispute.
-Le second point concerne l’équipe. Nick Cave forme avec son alter ego, le tout aussi excellent Warren Ellis, un grand amoureux de la France soit dit en passant, un binôme redoutable qui a su développer depuis plusieurs décennies des formes particulières de collaboration. Dans laquelle règne, l’amour et la dissonance (p. 54). Deux sensibilités très différentes donc, un littéraire et un mélodiste, abordant l’écriture d’une chanson de manière quasi-opposée mais qui se rejoignent dans leur goût pour l’improvisation à deux et une manière unique de se mettre en danger. L’un et l’autre acceptent d’emprunter ce qu’ils nomment « la marche de la honte », lorsque leurs improvisations ne donnent rien, ils descendent puis remontent la pente ensemble en essayant tout autre chose.
-Troisième recommandation : il faut bosser dur, mais surtout avec discipline. On n’imagine pas Nick Cave vivre au rythme du philosophe Emmanuel Kant, se levant et se couchant à la même heure après une petite promenade digestive. C’est pourtant un peu ce que décrit l’interprète australien. Qui s’applique à lui-même des horaires de bureau et ne se présente jamais en studio en bermudas et tongs mais seulement en habit de lumière. D’ailleurs Kant recevait chaque jour à déjeuner un convive inconnu, Cave lui, répond directement à celles et ceux qui s’adressent à lui sur The Red Hand Files en l’interpelant sur n’importe quel sujet. Vous pouvez d’ailleurs après cette vidéo lui écrire, il vous répondra peut-être.
-Quatrième conseil enfin : ne pas hésiter à s’ennuyer. Le processus créatif est tout le contraire du travail à la chaîne. Il faut savoir flâner. Ne rien faire. Il faut des instants de respiration, où s’exprime notre « inconscient spontané » (p. 54). Nick s’enthousiasme pour la poterie par exemple, des petites figurines pour lesquelles il a une passion non feinte, et de temps en temps il prend même le temps de déposer un cierge à l’Eglise.
Au fond la création selon Nick Cave c’est bien simple : savoir contrôler tout en lâchant prise, et vice versa. Il ne vous reste donc plus qu’à mettre en pratique ces préceptes, et si vous n’y parvenez pas, vous pourrez toujours écouter ou réécouter Into my arms, à ce jour sa plus belle création.
Publié le jeudi 14 septembre 2023 . 4 min. 54
D'APRÈS LE LIVRE :
Faith, Hope and Carnage
|
Les dernières vidéos
Idées, débats
Les dernières vidéos
de Ghislain Deslandes
LES + RÉCENTES
LES INCONTOURNABLES