En déclarant préférer voir une femme succéder à Stéphane Richard à la tête d’Orange, Bruno Le Maire avait clairement montré la voie d’un nécessaire rééquilibrage quant aux positions de PDG des sociétés du CAC 40 occupées dans une écrasante majorité par des hommes. Cette situation est d’autant plus choquante qu’il y a belle lurette, à quelques nuances près, que la parité parmi les diplômés en école supérieure de gestion est un fait avéré. La féminisation des élites managériales quant à elle se fait plus lentement, et on comprend mieux que la nomination de Christel Heydemann ait pu être considérée comme un événement, appelé il faut le souhaiter à faire date.
Mais en employant le mot de « féminisation », dans le sens d’une prise de pouvoir par les femmes au sein des grandes organisations, parvient-on véritablement à signifier quelque chose d’autre qu’un élément de portée statistique ? Car après tout, sommes-nous certains que les femmes au pouvoir ne reproduiront pas des façons de faire et de piloter une entreprise, guidés par des stéréotypes de comportement masculins ? Et dans ce cas, ne devrait-on pas entendre plutôt par féminisation la nécessité d’enrichir une vision du management alternative à celle définie historiquement par des hommes ? En bref ne faudrait-il pas déplacer la question, et s’interroger plutôt sur l’émergence d’un « female gaze » en management, d’un regard féminin sur la discipline ?
En utilisant ce terme de « female gaze », je ne fais pas que déplacer la question : car le terme en effet n’appartient pas à l’économie mais plutôt aux études féministes et à l’analyse filmique. Même si le marketing s’en saisi de plus en plus, où l’on évoque alors la « female economy » ou ou même la « she economy », pour reprendre une fameuse expression employée par le Ministre de l’éducation chinois en 2007. Par « female gaze » il faut entendre une autre manière de voir et de faire du cinéma, dans laquelle c’est le corps et l’imaginaire féminin qui deviennent le centre de l’attention du cinéaste comme du cinéphile, quel que soit son genre (l’auteur de citer Paul Verhoeven comme adepte du « female gaze »). Et non la pulsion scopique, ou scopophilie, déjà évoquée par Freud, que l’on peut définir en contexte comme le fait de regarder une personne comme s’il s’agissait d’un objet. Or ce qui est proposé ici serait de prendre le désir des femmes comme point de départ et comme point d’arrivée en quelque sorte, c’est-à-dire provoquant une expérience cinématographique aussi éloignée que possible de celle que nous donne à voir le gros de notre patrimoine imagier. Faut-il rappeler, ainsi que ne manque pas de le faire justement le collectif 50/50, que Julia Ducournau est bien la seule réalisatrice de toute l’histoire, avec Jane Campion, à avoir remporté la Palme d’Or à Cannes, en l’occurrence l’année dernière. Alors que ce ne sont pas moins de soixante et onze réalisateurs qui peuvent en dire autant.
Le livre d’Iris Brey, Le regard féminin, une révolution à l’écran, se donne pour but d’aiguiser notre regard s’agissant des films et des séries qui objectifient la présence féminine par, je cite, « des gros plans qui morcèlent son corps stylisé, ainsi que par un système de champs /contrechamps entretenant voyeurisme sadique ou fascination fétichiste » (p. 26). Des films qui ne passent généralement pas le test de de Bechdel, c’est-à-dire les films dans lesquels deux personnages féminins, portant un nom, parlent entre elles sans mentionner la présence d’un homme. Or selon l’auteure, une nouvelle génération d’œuvres artistiques, notamment en télévision avec la Servante écarlate, I love Dick ou Fleabag, parmi les meilleures séries des dernières années, donnent accès à une expérience esthétique tout autre, qui met au centre de l’intrigue le corps d’une héroïne faisant l’expérience de sa liberté, et de sa subjectivité. Elle cite également le dernier film de Cécile Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu, où le désir explique-t-elle, existerait « sans domination, sans humiliation, sans rapports de pouvoir » (p. 63). Et qui serait fondé sur « l'idée d'égalité et de partage. » (p. 19).
Or c’est sur ce point que l’arrivée de femmes au pouvoir est justement intéressant à observer. Seront-elles en mesure d’inventer dans ces grandes entreprises un rapport de pouvoir sans domination ? Et de quelle autorité devront-elles faire preuve pour atteindre cet objectif ? Car c’est là un enjeu de taille sur lequel le souvent mentionné « woman leadership » pourra montrer sa différence, comme ont réussit à la faire dans la mise en scène Chantal Ackerman ou Agnès Varda. Quant au « she management », aussi bien dans son principe que dans ses applications, et ce quelque nom qu’on veuille suggérer pour qualifier ce regard de femmes managers, reste encore largement à imaginer.
Publié le mercredi 11 mai 2022 . 4 min. 27
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