La crise sanitaire nous aura appris au moins une chose : face à l’incertain nous avons tendance à perdre l’essentiel de nos moyens. Les salariés s’inquiètent logiquement pour leur emploi, les consommateurs s’enquièrent des produits de première nécessité dans la première superette venue, les politiques bafouillent sur l’utilité du port du masque pour stopper la propagation du virus, les parents s’angoissent de voir partir leurs chères têtes blondes sur le chemin de l’école. Devant l’inconnu nous sommes comme tétanisés, dans nos capacités de réflexion aussi bien que dans nos capacités d’action.
Or il faut bien dire que pour les philosophes cette angoisse existentielle n’est pas si nouvelle qu’elle en a eu l’air tout au long de l’année 2020. Depuis toujours ils s’interrogent sur la manière de vivre en attendant, peut-être, de renouer avec un peu plus de confiance et de clarté. Une part du travail philosophique consistant justement à faire coexister cette quête de vérité dont les philosophes font leur miel, tout en maintenant une curiosité et surtout une capacité à se méfier de leurs propres certitudes, à demeurer ouvert à la possibilité d’une rencontre avec « une femme, un enfant, un étranger, un événement (ou) une puissance » (p. 12).
Cette série de possibles rencontres nous est proposée par Dorian Astor, un philosophe spécialiste de Nietzsche qui dans son dernier essai La passion de l’incertitude, se propose de changer notre perspective un instant. Et si en effet « la quête de certitude objective » n’était jamais qu’un « appétit d’ogre, une faim de loup » (p. 34), une attitude au fond débilitante ? Il prend l’exemple symptomatique des Troubles obsessionnels compulsifs (les TOC), dont souffrent ceux qui ne sont jamais assez certains d’avoir fait tout ce qu’ils avaient à faire : « A force de vouloir vérifier la serrure, je ne puis plus quitter la maison, à force de vérifier la propreté, je ne sors plus de la salle de bain » écrit ici Astor.
Quelles seraient alors les leçons à tirer, pour un management éclairé en période pandémique ? A mon sens, elles seraient au nombre de trois :
-premier point, contrairement à l’idée reçue le management n’est pas un art de la certitude fondé sur des compétences objectives et quantifiables mais un exercice du doute face à l’incertitude et de discernement face aux opportunités. Il s’agit pour les managers de cultiver leurs capabilités négatives c’est-à-dire une manière de résoudre les problèmes organisationnels à partir d’une « intelligence des possibles » comme disait Pierre Aubenque, et non pas à partir d’un plan qu’un robot pourrait accomplir à leur place. C’est parce que les faits organisationnels ne sont pas tous pré-déterminés que tout accomplissement individuel et collectif se met en place avant tout dans l’incertitude des futurs. L’administration des affaires place les managers dans un état d’apprentissage permanent en effet, attitude soit-dit en passant, à laquelle l’obtention d’un diplôme ne met pas un terme, afin d’actualiser leurs potentialités. Bref de devenir meilleurs.
-deuxième point : certes, le management se donne pour objet de gérer les risques, commerciaux, juridiques, industriels et financiers. Pour cela, la gestion prévisionnelle se met à calculer. Mais le calcul systématique et automatique serait-il la seule façon d’appréhender l’incertitude, cette « épreuve indécise des variations, des passages, (et) des indéterminations » (p. 140) ? L’incertitude apparaît comme ce qui par définition est en réalité difficilement calculable. Sur l’incertitude en effet, mais si elle est toujours certaine, on ne peut jamais vraiment compter.
Cela doit donc nous amener à reformuler le challenge qui attend les fonctions managériales. En deux points :
-le premier : faire face à l’impossibilité de la certitude absolue, tout en maintenant un minimum de convictions.
-le second : utiliser les possibilités de calcul disponibles, sans rompre avec la possibilité d’accueillir l’imprévu lorsqu’il advient.
Imaginons donc ici la figure du manager bifrons, tel qu’indirectement cet ouvrage nous en offre le portrait, capable de synthèse entre (p. 70-71), « quelques principes certains et grossiers » auquel les calculs nous donnent accès, et « une multitude de principes subtils mais incertains » (p. 70-71) qui sont liés à nos capabilités négatives évoquées plus haut. C’est pourtant dans cet espace mitoyen, entre les déterminismes systématiques de nos outils de prévision d’un côté et la passion de l’incertitude de l’autre, que nos organisations trouveront le mieux à exercer leur puissance, et à faire advenir leurs futurs succès.
Réf.
Astor, D. (2020). La passion de l’incertitude. Editions de l’Observatoire, Paris.
Publié le mardi 02 mars 2021 . 4 min. 16
D'APRÈS LE LIVRE :
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