A l’heure de l’informatique triomphante et du big data dominateur, les formations aux humanités, à la littérature, à la philosophie et à l’histoire sont-elles définitivement périmées ? C’était l’avis en son temps de Jeb Bush, ancien candidat malheureux à la Maison Blanche et gouverneur de Floride qui prévenait les littéraires qu’ils risquaient tous de finir serveur dans un Chick-fil-A, une chaîne de fast food spécialisée dans les sandwichs de poulet. Marco Rubio, sénateur du même état lui emboîtait le pas en précisant que les soudeurs feraient bientôt plus d’argent que les philosophes, au prétexte que le « marché des philosophes grecs est particulièrement étroit ».
Or quelques années plus tard que constate-t-on ? A peu près l’inverse en réalité. Le fondateur de Slack a étudié la philosophie à Victoria et à Cambridge. Reid Hoffman l’homme de LinkedIn a obtenu un diplôme de niveau Master en philosophie à Oxford. L’actuelle Présidente de Youtube Susan Wojcicki est quant à elle diplômée d’Harvard en histoire et en littérature. Les exemples en fait, sont innombrables. Dans ces études d’un genre particulier, toutes et tous ont cultivé une manière d’interroger le réel de telle manière qu’aujourd’hui plus personne ne remet en cause la nécessité de faire coexister, jusque dans les entreprises technologiques, la culture technique et la culture littéraire.
Dans son essai « Le littéraire et le techos : pourquoi les arts libéraux vont dominer le monde digital », l’investisseur en capital-risque et ancien chercheur au centre Berkman de l’Université d’Harvard Scott Harley, montre pourquoi les « techies » et les « fuzzies » ont besoin les uns des autres. Ces deux termes, apparus sur le campus de l’Université de Stanford, pour distinguer les étudiants en sciences dures et en informatique de ceux qui se consacrent aux sciences sociales et aux humanités, ne font que donner un nom à ce qui n’avait pas échappé à Steve Jobs, dès 2008, lorsqu’il créait l’Apple University dont le curriculum faisait déjà la part belle aux disciplines littéraires. Même le fondateur de Netscape Marc Andreessen que cite l’auteur, qui un temps prévenait que les étudiants en humanités seraient bientôt tous vendeurs dans des boutiques de chaussures, s’est ravisé et reconnaît aujourd’hui que les choses ne sont peut-être pas si simples.
Car contrairement à l’idée reçue, le nombre d’informaticiens dont le marché a besoin n’est pas extensible à l’infini, notamment dans les pays les plus riches. Une grande partie de ces emplois sont aujourd’hui délocalisés en Inde, en Chine ou au Nigéria. Alors que dans le même temps, la curiosité intellectuelle, la créativité, la finesse du jugement, ou la connaissance des cultures et des langues ne sont pas délocalisables aussi facilement, et sont donc d’autant plus nécessaires pour le développement des organisations à vocation technologique.
Du reste, une étude parue dans le Wall Street journal en 2016 mettait déjà en évidence toute la difficulté que les entreprises américaines avaient de recruter des candidats dont les compétences dépassent le seul savoir technique. Et si les grands barons de la technologie aux Etats-Unis envoient leurs enfants dans des écoles qui laissent une grande place aux humanités, avance l’auteur, ce n’est peut-être pas un hasard. Cette tendance n’étant d’ailleurs pas sans rappeler les producteurs d’émissions de trash-tv qui interdisent à leurs enfants de regarder la télé.
Mais si cet essai paru en langue anglaise fait une distinction entre « fuzzies » et « techies », notez-bien que c’est pour mieux la dépasser et en montrer l’inanité. Ce qui importe aujourd’hui c’est de sortir de cette ignorance mutuelle, et de permettre aux arts libéraux d’enrichir la palette des compétences managériales : l’analyse approfondie des situations, la capacité à argumenter et à lire, l’élévation du niveau des débats. Les technologies aujourd’hui ne peuvent progresser que si et seulement si nous les interrogeons sur le plan de leur utilité sociale, politique et culturelle.
C’était là tout le sens de la formule attribuée à Steve Jobs au moment du lancement de l’Ipad2 : « la technologie disait-il ne se suffit pas à elle-même – c’est seulement lorsque la technologie est unie aux arts libéraux, aux humanités qu’alors nous entendons à nouveau notre cœur chanter ». Un truisme sans doute, comme on en trouve parfois dans les déclarations de grands patrons américains, mais qu’il fallait tout de même avoir le courage de dire et surtout d’illustrer.
Réf.
Hartley, S. (2018) The Fuzzy and the Techie: Why the Liberal Arts Will Rule the Digital World. First Mariner Books edition: New York.
Publié le mercredi 12 mai 2021 . 4 min. 06
D'APRÈS LE LIVRE :
The Fuzzy and the Techie: Why the Liberal Arts Will Rule the Digital World
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