Les grandes questions économiques d’aujourd’hui autour de la productivité, des inégalités ou de l’inflation ont-t-elle encore la même signification dans une économie où l’essentiel des investissements sont immatériels ? Dans l’économie matérielle en effet tout est simple : il suffit de mesurer des composantes physiques comme des machines ou des usines. Cette simplicité n’empêchant pas toutefois quelques absurdités relevées par un économiste aussi important que Samuelson, lorsqu’il rappelait que « le PIB chute quand un homme épouse une cuisinière » (p. 8). Pour faire remarquer que si vous tondez vous-même votre pelouse, ce n’est pas considéré comme une activité productive, alors que si vous le faites faire par le jardinier du coin, c’en est une. Même chose bien entendu pour la préparation des repas de famille.
Mais dans une économie de l’immatériel, constituée d’actifs intangibles comme des brevets, des marques déposées, des données, des créations artistiques ou de design, des études de marché, plus rien n’est aussi simple. Et pourtant la chaîne de valeur constituée par ces actifs tendent à devenir la principale richesse des nations les plus développées économiquement : l’investissement immatériel est supérieur à l’investissement matériel aux Etats-Unis depuis le milieu des années 90. Il suit cette même direction en Europe, notamment en Grande-Bretagne, en Scandinavie et dans une moindre mesure en Allemagne et en France, où l’économie immatérielle est en train de prendre définitivement le pas sur son versant matériel.
Pour Jonathan Haskel, économiste à l’Imperial College, et Stian Westlake, de la fondation Nesta, auteurs d’un ouvrage consacré à ce type d’investissement, celui-ci en effet se présente selon plusieurs caractéristiques : son coût est irrécupérable, il génère de grandes inégalités territoriales, il peut plus aisément être exploité à grande échelle, enfin c’est en combinant différents actifs de cette sorte entre eux que l’on peut en extraire le plus de valeur. On parle alors « d’innervation » (p. 27) prétendent les auteurs, plutôt que d’innovation. Au fond l’immatériel est, en bon français, « scalable et synergisable » (p. 120) : ces intangibles peuvent donner un tel avantage à certaines sociétés qu’elles en deviennent extraordinairement puissantes et détruisent tous les possibles concurrents locaux. L’inégalité concernerait donc aussi les entreprises : celles qui possèdent des actifs intangibles stratégiques, grâce auxquels la conquête des marchés devient comme un jeu d’enfant, et puis les autres.
Problème toutefois, pour nos auteurs : cette transformation n’est pas loin d’être la cause de toutes les difficultés, notamment politiques et sociales, de nos sociétés ouvertes. Elle créée des inégalités entre les entreprises certes, mais également entre les personnes, entre les pays (notamment sur le plan fiscal) et entre les territoires : on le voit avec l’explosion des l’immobilier dans certaines grandes villes. Elle génère surtout, nous disent Haskel et Westlake, une inégalité d’estime entre ceux qui profitent de ces évolutions et ceux qui en souffrent, créant une fracture au sein de la sociétés anglaise, on l’a vue au moment du vote pour le brexit, ou en France, avec l’émergence du mouvement des gilets jaunes.
Il n’empêche que pour nos auteurs cette mutation s’est faite trop discrètement pour que nos politiques en prennent pleinement conscience. Et pourtant les institutions sociales et les établissements d’enseignement spécialisés devront très vite s’adapter à cette nouvelle donne, en adaptant leurs normes et leurs contenus académiques, sous peine de voir leur légitimité péricliter. Et s’il fallait donner un conseil aux auditeurs de Xerfi Canal en ce sens, je suggérerai volontiers l’écoute du podcast « masters of scale ». Les maîtres de la mise à l’échelle, crée par le co-fondateur de LinkedIn Reid Hoffman, qui prend cette compétence-clé pour point de départ des réussites de l’entrepreneuriat américain, à partir d’exemples comme Uber, Eventbrite ou Spotify. On y découvre le fameux Barry Diller invoquant la nécessité de désapprendre, Kevin Systrom d’Instagram raconter comment mettre à l’échelle tout en gardant la simplicité d’une idée ou Danny Meyer de Shake Shack préciser à quel moment un entrepreneur doit savoir contester la sagesse conventionnelle.
Réf : Le capitalisme sans répit. L’essor de l’économie immatérielle. Par Jonathan Haskel et Stian Westlake, traduit de l’anglais par Laurent Bury. PUF. 2019.
Publié le jeudi 3 octobre 2019 . 4 min. 01
D'APRÈS LE LIVRE :
Le capitalisme sans capital : L'essor de l'économie immatérielle
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