« Sans le divertissement il n’y pas point de joie. Avec le divertissement il n’y a point de tristesse » écrivait Pascal quelques siècles avant qu’apparaissent les « entertainment studies », pour parler d’études très prisées que l’on consacre aujourd’hui aux industries du divertissement.
Des industries qui ne se sont jamais aussi mal portées que durant les deux premiers confinements, notamment le spectacle vivant, mais à l’exception notable des plateformes de vidéos à la demande par abonnement. Les svodistes, chaque jour nombreux, ont notamment fait de Netflix, le N de GAFAN, le grand gagnant de l’année 2020. Cette société paraît même concentrer sur elle tous les fantasmes, comme si son succès était aussi contagieux que l’épidémie elle-même. De fait, une étude publiée par Hired montrait que parmi la population des ingénieurs c’est chez elle qu’ils travailleraient le plus volontiers. Et même les cinéastes les plus opposées à la plateforme, tel Quentin Tarantino, ne sont-ils pas si mécontents après tout de voir leur création y figurer.
Son modèle apparaît aussi comme le modèle de management le plus avancé de la révolution digitale : en publiant le « Netflix culture deck », une centaine de slides issue du département RH que vous pouvez découvrir en ligne, Reed Hastings son principal dirigeant ne s’imaginait sans doute pas que ce document allait devenir, selon les termes de la n°2 de Facebook Sheryl Sandberg, « le plus important que la Silicon Valley ait jamais produit ». Rien de moins.
Deux ouvrages permettent aujourd’hui de mieux comprendre le phénomène et son succès : l’un est écrit par Capucine Cousin, Netflix & Cie., l’autre est co-signé par Reed Hastings lui-même et la professeur Erin Meyer : No rules rules, autrement dit le manque de règles est la règle, ou plutôt « pas de règles chez nous, c’est la règle ».
Or, de ces deux ouvrages consacrés à cette firme il faudrait distinguer la stratégie du management. La triple réussite stratégique d’abord :
->celle d’avoir été le premier magasin de DVD en ligne, dès 1998, avec un nom qui contracte les mot « Net », diminutif d’internet, et de Flix, mot argotique pour dire film de cinéma en américain. Les idées les plus simples sont aussi les meilleures.
->deuxième réussite : celle d’avoir très vite compris que susciter l’intérêt des abonnés passait par la production de séries « fraîches », comme Narcos.
->troisième réussite enfin, l’utilisation à bon escient de l’IA dans laquelle elle a déjà beaucoup investit, pour personnaliser les recommandations et produire des séries et des documentaires, les fameux Netflix Originals, en lien direct avec les goûts de ses clients finaux.
Mais est-ce que tout est « original » chez Netflix ? Sur le volet managérial, on peut hélas en douter :
-la pratique du feedback est constitutive du modèle. Un feedback constant voire obsessionnel. Dans des séances qui doivent durer des heures chaque participant vient avec son lot de reproches factuels adressés aux autres membres de l’équipe, la teneur critique de ces propos devant représenter 75% du temps de parole. Aussi, lorsqu’une erreur d’appréciation est établie, son auteur n’hésitera à écrire publiquement pour faire état de ses fautes (« j’aurais dû comprendre, j’aurais dû faire plus attention, j’aurais dû tester davantage »), comme la lettre de Chris Jaffe citée en référence dans le livre. Il est aussi clairement établi, je traduis, que “ les imbéciles, les fainéants, les pessimistes, les gentilles personnes ne pouvant prétendre à des performances stellaires, ne peuvent qu’avoir une influence négative sur la performance » (p. 11).
-le deuxième message qui émaille cette philosophie managériale est celui d’absence de règles, ce qui donne d’ailleurs son titre à l’ouvrage. On peut prendre des vacances longues, multiplier les notes de frais sans crier gare, ne pas plaire à son boss direct, donner sans arrêt son opinion etc etc pourvu que le niveau de performance reste de niveau A et non de niveau B. Trenton Moss, le CEO of Webcredible, croit bon d’ajouter sa propre formulation à ce principe : “l’ethos de Netflix est contenu dans l’idée qu’une superstar vaut mieux que deux individus moyens » (p. 50-51).
Au final, on sort de cette lecture avec un sentiment un peu étrange : d’un côté la notion de feedback n’a rien de très nouveau, comme l’a précisément montré Baptiste Rappin dans une série de travaux scientifiques et philosophiques. La boucle de rétroaction qui en est au principe figurait déjà dans la préfiguration des systèmes de management élaborés lors des conférences Macy dès 1942. De l’autre côté il convient de noter que cette philosophie de la liberté auto-proclamée débouche paradoxalement sur des principes, des instructions et des avertissements en très grand nombre, tous systématiquement listés à la fin de chaque chapitre.
Tout se passant comme si, dans cet exemple comme parmi tant d’autres, les managers n’étaient finalement pas toujours les mieux placés pour théoriser sur le management.
Publié le lundi 25 janvier 2021 . 4 min. 53
D'APRÈS LE LIVRE :
NETFLIX & Cie - Les coulisses d'une (r)évolution
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