Sous peine d’exclusion de la plupart des dîners en ville, ou même à la campagne, personne ne peut plus ignorer l’existence de Game of Thrones, cette série médiévale-fantastique qui a fasciné un nombre incroyable de fans durant huit années. Huit saisons faites de conquêtes, d’épopées et de trahisons incessantes, dans un monde profane imaginé par un auteur issu de la contre-culture américaine George R. R. Martin. Un univers dominé donc par le seul rapport de force où personne ne songe jamais à tendre l’autre joue.
Cette série a du reste suscité un grand intérêt de la part d’auteurs en management, occasionnant la publication de toutes sortes de livres, Win or Die: Leadership Secrets from Game of Thrones de Bruce Craven, ou Winter is not coming : Managers, osez entreprendre ! Mais il n’y a pas vraiment lieu de s’en étonner. Dans ces ouvrages on nous explique à quel point les mésaventures des uns et des autres sont comme des leçons de survie politique pour les plus ambitieux parmi les téléspectateurs : les hommes étant faibles mais perfides, il faut sans cesse apprendre à s’en méfier. Ainsi l’ouvrage intitulé Les stratégies des 7 royaumes appliquées à la vie professionnelle de comparer ce que Tywin Lannister a de commun avec Steve Jobs, et de montrer combien le réseau, et la coalition personnelle, ont toute leur importance dans les luttes de pouvoir. Ainsi que le met en évidence l’ascension sociale de Littlefinger.
Mais en réalité, la série nous confronte sans cesse à deux questions managériales :
-la première est le sens que nous donnons au management familial. L’histoire raconte finalement les luttes intestines au sein de « grandes maisons » (les Tyrell, les Martell, les Greyjoy..) supposées diriger le monde mais qui se trouvent confrontées à des dangers environnementaux et migratoires qui les dépassent. Soumises à leurs croyances ancestrales, comme supposer qu’un Mur puisse empêcher le phénomène migratoire, elles ont des intérêts à protéger mais pas de grandes causes à défendre. L’heure réclame de la hauteur de vue là où leur objectif immédiat, et unique, demeure de prendre une parcelle de pouvoir et de la conserver à tout prix.
-La seconde concerne la question de savoir si, dans une organisation, l’on a encore besoin d’un chef. Et si oui, quelles sont les raisons qui mènent au pouvoir, quelle est finalement la motivation du chef, et pourquoi le désignerait-on ? Ces questions constituent du reste l’axe central que l’excellent Hors-Série de Philosophie Magazine, sous la plume d’auteurs tels Laurence Devillairs, Mathieu Potte-Bonneville, Raphaël Enthoven et Tristan Garcia, réserve à ce chapitre important de l’histoire de la fiction télévisuelle.
De fait, par une série de référence à Platon ou à Hobbes par exemple, les auteurs reposent la question centrale de la politique et du leadership : qui domine, qui est dominé, et pourquoi ? Première référence à Platon en effet, pour qui l’accession au pouvoir suppose de ne pas le vouloir. Contrairement au cas de l’affreux Joffrey Lannister à qui son oncle Tywin redit pourtant dans la saison 3 que « tout homme qui doit dire « je suis roi » n’est pas un vrai Roi ». Ou à Hobbes, qui nous rappelle qu’entre les leaders et les suiveurs les différences de force sont moins grandes qu’on ne le suppose d’ordinaire : le bâtard sans armée Jon Snow dompte la fortune et devient le Roi du Nord. Le nain alcoolique Tyrion, que sa famille déteste aussi pour son goût avéré pour les lieux de perdition, devient le Premier Ministre de la Reine Daenerys. Ou encore Mance Ryder, l’ancien déserteur de la Garde de Nuit qui incarne l’unique « chef » à peu près crédible du récit car il est le seul qui soit élu sans se comporter en autocrate. Tandis que dans le même temps Mélisandre voit en Stannis « le Prince qui fut promis », quand celui-ci perd la bataille militaire en fondant sa stratégie sur des erreurs de débutant.
Mais il faudrait peut-être pointer ici qu’après tout le philosophe le plus didactique est l’un des personnages-clés, Lord Varys le maître des chuchoteurs. Si celui-ci ne recule devant aucune manipulation, qu’il ne manque pas d’obséquiosité, il garde en vue ce que tout le monde semble avoir oublié : le bien commun et l’intérêt de tous. Sur le pouvoir il conclut d’ailleurs ceci : celui-ci « réside là où les hommes pensent qu’il réside. C’est un leurre, une ombre et un mur. Un tout petit homme peut projeter une ombre immense ».
Aux parents inquiets de voir leur progéniture se passionner pour un programme aussi cru, offrons un message de consolation en assurant, somme toute, que cette saga se révèle être un surprenant dispositif d’apprentissage des fondements même de l’exercice du pouvoir.
Référence : « Games of Thrones ». Numéro Spécial de Philosophie Magazine. 2019.
Publié le jeudi 28 novembre 2019 . 4 min. 21
D'APRÈS LE LIVRE :
Philosophie Magazine - Hors Série n°41, avril 2019 - Game Of Thrones
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