Tout en haut de la hiérarchie sociale les philosophes et les dirigeants de la cité, au milieu les guerriers, et tout en bas de l’échelle sociale, les marchands et les artisans. Voilà en version simplifiée l’organisation hiérarchique que Platon proposait aux lecteurs de son temps : le business était une activité peu valorisée.
Dans le livre de l’historien Giacomo Todeschini, Les marchands et le temple, dont la traduction vient d’être publiée en français, nous apprenons que c’est au Moyen-âge que s’est produite la réévaluation sociale de la figure du marchand, profession qui depuis les Grecs était en quête d’une légitimité sur le plan moral. Jésus chassant les marchands du temple et indiquant combien il sera difficile à un riche d’entrer au Royaume de Dieu, avait pourtant ajouté au déclassement social des commerçants. Mais en Europe, à partir du XIème siècle jusqu’au XVème, la légitimité des activités commerciales et l’utilisation des richesses, la question d’un bien « public » par exemple, toutes ces notions sont abondamment discutées et font fait l’objet d’un examen précis, notamment de la part de théologiens. Le bon marchand est alors celui qui fait preuve d’une intention louable. Ensuite il est celui qui se montre capable de juger ses propres actions sur le principe de la restitution, en compensant par des dons les profits générés par l’usure. Enfin, l’accumulation de richesse et de biens terrestres est supposée, pour être respectable voire vénérable, être mise en rapport avec le bien commun. Immobilisée, une fortune est ignominieuse, investie dans ce qu’on appellerait aujourd’hui « l’appareil productif », elle devient alors une valeur estimable. Bref sans utilité publique l’argent est un poids mort.
Dans son introduction de la traduction française, Thomas Piketty écrit bien qu’il « s’agit de tâcher d’identifier ce qui a pu être effacé de cette part d’éthique, de religieux ou de charismatique qui fut véritablement structurante à l’époque prémoderne dans l’expression des significations économiques. » Le Moyen-âge aurait donc joué un rôle insoupçonné dans la construction de nos catégories économiques contemporaines. L’influence de cet âge de l’humanité est frappante à l’égard du vocabulaire économique que nous utilisons: administration, valeur, capital, investissement, usage, indemnisation, toutes ces notions ont été admises et négociées dans les débats théologiques de cette période. Autre façon de dire que dans les mots que nous utilisons, c’est à notre insu tout un imaginaire sacré venu de ces âges anciens qui se révèle, un imaginaire qui est donc d’autant plus difficile à contester aujourd’hui parce qu’inconscient. D’où sans doute la persistance de modes de pensée alors même qu’ils ne correspondent plus au temps présent.
Le livre est sous-titré la société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’Epoque Moderne, et on pourrait se demander ce qui reste de chrétien, ou de vertueux, dans le monde économique contemporain. A cette époque, la principale vertu consistait finalement à être « indifférent » à l’égard de l’argent que l’on possède. D’où la phrase, dans l’esprit de l’Epître aux Philippiens, d’un évêque de l’époque, « tous peuvent avoir beaucoup, mais seuls savent avoir beaucoup ceux qui ne sont pas corrompus par l’abondance. » Or il n’est pas tout à fait sûr que sur la relation entre le sacré et le non-sacré, le calculable et l’incalculable, entre l’argent et l’absolu serait dite avec autant de subtilité et de résolution aujourd’hui. Et posons la question: posséder les choses « comme si on ne les possédait pas », est-elle encore une proposition recevable et si oui, quel sens devrait-elle avoir dans la société d’aujourd’hui ?
Publié le mercredi 31 octobre 2018 . 3 min. 39
D'APRÈS LE LIVRE :
Les Marchands et le Temple: La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l'Epoque moderne
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