Vivons-nous ensemble parce que le désirons, ou parce que nous y sommes obligés ? Le « vivre-ensemble », cette co-habitation harmonieuse entre les individus que nous sommes, serait-elle au fond un idéal inaccessible ? C’est ce que semblent montrer ces chiffres, présentés par Jérôme Fourquet dans son essai l’Archipel Français : 35% des personnes interrogées affirment ne rien avoir en commun avec leurs compatriotes. Les résultats des dernières élections législatives et l’apparition de trois blocs opposés sur à peu près tous les sujets abondent dans ce sens. Et notez que le phénomène n’est pas qu’hexagonal : le slogan « Plus forts ensemble », Stronger together, c’était celui d’Hillary Clinton mais aussi celui du « Remain », du nom du camp qui a combattu sans succès le Brexit avant que celui-ci ne soit définitivement voté et entériné. En bref, dans les grandes démocraties du monde occidental, le sens du mot ensemble n’a jamais été autant perturbé.

Ce trouble dans la démocratie, inquiétant, c’est celui qu’étudie depuis plusieurs années le politologue allemand de l’Université de Princeton Jan-Werner Müller, lequel publie en français son essai Liberté, égalité, incertitude. Étrange devise qui rappelle bien sûr la nôtre, mais dans laquelle un concept philosophique vient soudainement remplacer la notion de fraternité, un peu comme si elle était devenue désuète voire même périmée.

 
Or ce n’est pas le sens qu’il faut attribuer à ce brusque remplacement, qui pointe en direction de trois éléments que soulève l’auteur : le conformisme des élites et la mystification populiste d’abord, expliquant en grande partie pourquoi la fraternité est mise à mal. Ensuite la défense de l’incertitude en démocratie : pour Müller ce principe d’incertitude appliqué aux résultats des élections est la seule raison qui pousse les citoyens à s’engager. Si les élections étaient jouées d’avance en effet, qui pourrait avoir assez d’énergie pour s’impliquer dans un processus démocratique ? Mais revenons sur chacun de ces trois points :

- Jan-Werner Müller remarque que ce sont bien, sur un plan historique, les élites qui sont parfois tentées par une sortie de la démocratie, jamais les « gens ordinaires » (p. 17). Par ailleurs il note que Nigel Farage n’a pas agi tout seul, pas plus que Trump, « l’homme-enfant » comme il le qualifie, qui fut d’abord élu par le parti Républicain américain avec la caution de personnalités supposées compétentes (p. 50). Mis à part sa parfois confondante naïveté, George W. Bush n’y était allé par quatre chemins lorsqu’il avait déclaré, pour faire un trait d’humour dans un dîner mondain organisé pour sa campagne, que les « have-mores » qui l’entouraient ce soir-là, c’est-à-dire les « plus nantis », constituaient non vraiment une élite mais proprement son électorat de « base ». Constitué de celles et ceux qui ne pouvaient pas ne pas voter pour lui, et « qui n'hésitent pas à affirmer qu'ils sont épris de démocratie et qu'il convient de militer en sa faveur - si et seulement si leurs impôts n'augmentent pas » (p. 75).