Dans Liberté et Patrie, Jean-Luc Godard raconte ceci : « Père quelle est la bonne méthode pour savoir si quelqu’un est fréquentable ? –Il faut lui demander : qu’avez-vous lu ? Et s’il te répond : Homère, Shakespeare, Balzac, l’homme n’est pas fréquentable. Par contre, s’il te répond : qu’entendez-vous par lire ? Alors tous les espoirs te sont permis. » Cette saillie du plus capricieux des cinéastes de la nouvelle vague a de quoi nous interroger sur l’importance que nous attribuons dans la vie sociale et professionnelle à l’acte de lire : s’agit-il en effet, lorsque nous lisons, d’accumuler des données sur l’histoire littéraire ? Si tel était le cas, il y aurait fort à parier que la culture liée aux livres continuera d’être la grande perdante parmi les connaissances que l’on juge d’ordinaire importantes à maîtriser quand on exerce une quelconque responsabilité, notamment dans le monde de l’entreprise.
Mais si lire signifie d’abord s’interroger sur le sens profond des mots et des situations, faire preuve de jugement et d’habileté, voire de raffinement dans les affaires humaines, alors dans ce cas il en va tout autrement : savoir lire devient la seule compétence susceptible d’éclairer toutes les autres. Au point de nous autoriser à penser peut-être que l’absence de l’apprentissage de la lecture attentive dans la formation des individus, et notamment des managers, devenus alors « infréquentables » comme l’indique Godard, puisse être considéré comme un sujet de préoccupation éducative de première importance.
Mais avant cela essayons de répondre à la deuxième question suggérée ici : « qu’entendons-nous par lire ? » C’est à cette interrogation que s’attelle Eric Méchoulan dans son essai Lire avec soin. Amitiés, justice et médias paru chez ENS Editions. Dans cette étude, l’activité de lecture est considérée à partir du média de l’écrit, naturellement placé au centre du jeu, mais c’est pour mieux en étendre le sens général car au fond nous ne cessons jamais de lire et d’être lus. La vie sociale et professionnelle peut être décrite comme un livre dans lequel les personnages que nous sommes sont sans cesse reconnus, décrits ou jugés, à la différence près que ces personnages sont eux-mêmes lecteurs des situations dans lesquelles ils sont embarqués. Autrement dit, tout comportement social quel qu’il soit résulte toujours de la lecture que nous nous faisons des histoires dont nous sommes partiellement les auteurs, alors que dans le même temps nous tentons de nous « rendre lisibles » (p. 10) à notre tour. Comme l’indique justement le philosophe canadien Charles Taylor que cite l’auteur, toute sociabilité implique que nous puissions « être capables de nous « lire » les uns les autres » (p. 11).
Ce point de vue éclaire donc l’activité de lecture sous un jour un peu différent de celui auquel nos cours de littérature, pour les quelques-uns qui ont eu cette chance, nous ont habitués : avant d’être un divertissement plus ou mois sophistiqué, lire serait d’abord un outil de décryptage des relations sociales au service de notre propre existence. Pour le dire comme Hobbes, « la sagesse s’acquiert non par la lecture des livres, mais par la lecture des hommes » (p. 21). Les livres ne seraient qu’un mode d’interprétation du monde, un passage obligé en quelque sorte, au service non plus de la littérature mais de la manière que nous avons de vivre en société. Car s’il importe de savoir lire, c’est d’abord pour mieux comprendre les mondes où nous nous impliquons et les personnes que, dans de telles circonstances, nous ne cessons de rencontrer.
C’est pourquoi le sous-titre du livre fait référence, ce qui peut surprendre, aux médias. « Porter attention aux médias » écrit-il, « cela constitue justement à faire voir les multiples façons qu’ils ont de produire de « l’être-entre » (p. 33). Utiliser un média comme nous le faisons tous de plus en plus aujourd’hui, de Twitter à Facebook, c’est se rendre accessible et intelligible à autrui. « Une lecture est toujours » indique-t-il, « un échange. » (p. 148). Autre façon d’exprimer l’idée selon laquelle lire ou se rendre lisible à son tour revient à engager une discussion dont le but devrait être de permettre à chacun de voir le monde avec plus de précision, avec plus de tact et de finesse. D’où l’importance de bien choisir son support avant d’être lu : Descartes par exemple, dont Méchoulan est spécialiste, choisissait dûment son message en fonction des genres littéraires à sa disposition, « discours, traité, principes, méditations etc » (p. 106) et la langue du texte en fonction du public qu’il souhaitait toucher : son Discours de la méthode sera écrit en français, et non en latin, pour le rendre accessible à un public de non-spécialistes.
S’exprimer par écrit aujourd’hui offre un nombre de possibilités bien plus grand encore. Un nouveau concept en management ou en philosophie par exemple s’exposera d’abord dans des conférences et des articles scientifiques à comité de lecture, puis sous forme d’ouvrages et d’articles de presse avant d’être popularisé, pourquoi pas, sur Dailymotion ou sur LinkedIn. Mais avant que cette démarche prenne tout son sens, il aura fallu apprendre à lire. Car comme l’indiquait Charles Péguy dans son style si particulier, « enseigner à lire, telle serait la seule et la véritable fin d’un enseignement bien entendu : que le lecteur sache lire et tout est sauvé » (Pléiade tome 1, p. 1103).
Réf : Lire avec soin. Amitié, justice et médias, par Eric Méchoulan. ENS Editions, Paris, 2017.
Publié le vendredi 28 février 2020 . 4 min. 46
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